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Discours aux Délégués de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC)*

3 avril 1987




Ma présence ici aujourd'hui prolonge et réaffirme l'attitude d'appui et de collabo­ration que mes prédécesseurs, d'heureuse mémoire, ont offert à l'Organisation des Nations Unies, et que moi-même j'ai voulu manifester dès le début de mon pontificat.

2. Votre but le plus important est d'étudier la situation économico-sociale de la région, de formuler et de proposer des politiques économiques, et de réaliser des projets de collaboration internationale en faveur de cette très grande partie de la planète dont nous nous préparons joyeusement à fêter le cinquième centenaire de l'évangélisation.

Le seul énoncé de votre tâche permet déjà de comprendre le grand intérêt que lui porte l'Église. Nous partageons un même problème dans des perspectives qui, tout en étant diverses, ne manquent pas d'être en même temps complémentaires. En effet, ce qui occupe votre pensée est aussi l'objet de la sollicitude et du continuel dévouement de l'Église, dont la mission se concentre sur le service de l'homme dans la plénitude de ses dimensions comme créature de Dieu et comme destinataire du salut dans le Christ. C'est sous la lumière propre de la loi divine naturelle et de la doctrine sociale de l'Église que je désire ce soir réfléchir avec vous sur quelques sujets particulièrement urgents, et qui nous touchent tous.

3. Vos études signalent que, malgré la diversité des économies nationales, la crise subie en commun entre 1981 et 1985 a été la plus grave et la plus profonde du dernier demi-siècle; et que, bien que les signes de reprise ne manquent pas ces derniers temps, il reste cependant un fait dramatique: pendant ce laps de temps, le produit brut interne « par tête » dans la région a baissé en termes réels de façon préoccupante, tandis que la population augmentait considérablement, et que le service de la dette extérieure se faisait plus exigeant. Elles indiquent aussi que, comme il était prévisible, les secteurs les plus durement affectés par la crise sont les plus pauvres, et que le phénomène de la pauvreté critique tend à a se reproduire lui-même », comme vous dites, en un décourageant a cercle vicieux ». Certes, vous ne vous êtes pas limités à porter un diagnostic uniquement négatif. Je me réjouis de savoir que vous voyez des possibilités de réajustement et de progrès; ces mêmes possibilités que, avec un dynamisme encourageant, vous désignez par la formule d'un «cercle vertueux », de sens inverse, entre production, emploi, croissance et équité.

4. Cependant, le panorama général se présente certainement sous des couleurs sombres. Je suis sûr que, comme moi, à travers le langage concis des chiffres et des statistiques, vous découvrez le visage vivant et douloureux de chaque person­ne, de chaque être humain indigent et marginalisé, avec ses peines et ses joies, avec ses frustrations, avec son angoisse et son espérance en un avenir meilleur.

C'est l'homme, tout l'homme, chaque homme dans son être unique et irremplaça­ble, créé et racheté par Dieu, qui apparaît, avec son visage personnel, sa pauvreté et sa marginalité indescriptiblement concrètes, à travers la généralité des statistiques. Ecce homo!

5. Devant cette perspective de douleur, je ne peux faire moins que d'adresser un appel aux autorités publiques, à l'initiative privée, aux personnes et aux institutions de toute la région qui peuvent m'entendre, et aussi aux nations plus développées, en les appelant à relever ce formidable défi moral qui était formulé l'an dernier par l'Instruction Libertatis conscientia dans les termes suivants: « L'élaboration et la mise en route de programmes d'action audacieux en vue de la libération socio‑ économique de millions d'hommes et de femmes dont la situation d'oppression économique, sociale et politique est intolérable » (n. 81).

A ce sujet, sur le plan des principes, se pose à vous un premier problème concer­nant l'initiative de l'État et celle de l'entreprise privée. Comme présupposé théorique, je me bornerai à rappeler un postulat bien connu de l'enseignement de l'Église en matière sociale: la relation de subsidiarité. L'État ne doit pas supplanter l'initiative et la responsabilité que les individus et les groupes sociaux inférieurs sont capables de prendre dans leurs domaines respectifs; au contraire, il doit favoriser activement ces espaces de liberté; mais en même temps il doit ordonner leur déploiement et veiller à leur insertion adéquate dans l'ensemble du bien commun.

Dans ce cadre s'inscrivent des figures très diverses de corrélation entre l'autorité publique et l'initiative privée. Face au drame de l'extrême pauvreté, il importe par‑dessus tout qu'il existe entre les deux instances un esprit de coopération résolue. Travaillez unis, intégrez vos efforts, ne faites pas passer un facteur idéologique ou un intérêt de groupe avant l'indigence du plus pauvre!

6. Le défi de la misère est d'une telle ampleur que, pour le relever, il faut recourir à fond au dynamisme et à la créativité de l'entreprise privée, à toute l'efficacité dont elle est capable, à sa capacité d'utilisation efficace des ressources et à toutes ses énergies rénovatrices. L'autorité publique, de son côté, ne peut renoncer à la direction supérieure du processus économique, à sa capacité de mobiliser les forces de la nation pour remédier à certaines carences caractéristiques des économies en développement, et, en somme, à sa responsabilité dernière pour le bien commun de la société tout entière.

Cependant, l'État et l'entreprise privée sont constitués en fin de compte par des personnes. Je veux souligner cette dimension éthique et personnaliste des agents économiques. Mon appel prend alors la forme d'un impératif moral: soyez par‑ dessus tout solidaires! Quelle que soit votre fonction dans le tissu de la vie économico-sociale, construisez dans la région une économie de la solidarité! Par ces mots je propose à votre considération ce que j'ai appelé dans mon dernier message pour la Journée mondiale de la paix « un nouveau type de relation: la solidarité sociale de tous » (n. 2) (2). A ce propos, je désire répéter aujourd'hui ici la conviction exprimée par le récent document de la Commission pontificale Justice et Paix sur la dette extérieure: « Une coopération qui dépasse les égoïsmes collec­tifs et les intérêts particuliers peut permettre une gestion efficace de la crise de l'endettement et, plus généralement, marquer un progrès sur le chemin de la justice économique internationale. » (Introduction.).

7. La solidarité, comme attitude fondamentale, dans les décisions économiques, signifie ressentir la pauvreté d'autrui comme étant la sienne, faire sienne la misère des marginalisés et, face à cela, agir avec une rigoureuse cohérence.

Il ne s'agit pas seulement de l'expression de bonnes intentions mais bien de la volonté décidée de trouver des solutions efficaces sur le plan technique de l'écono­mie, avec la clairvoyance que donne l'amour, et la créativité qui naît de la solidarité.

Je crois que dans cette économie solidaire nous mettons en chiffres toutes nos meilleures espérances pour la région. Les mécanismes économiques les mieux adaptés sont comme le corps de l'économie; le dynamisme qui leur donne vie et les rend efficaces ‑ leur « mystique interne » ‑ doit être la solidarité. D'ailleurs, l'enseignement réitéré de l'Église concernant la priorité de la personne sur les structures, et celle de la conscience morale sur les institutions sociales qui en sont l'expression, ne signifie pas autre chose.

Vos dossiers techniques méritent de ma part une double considération. D'une part, le fait que l'on ne discerne pas de solutions de fond à l'extrême pauvreté sans une augmentation substantielle de la production et, par conséquent, une impulsion soutenue du développement économique de toute la région. D'autre part, le fait que cette solution, étant donné son ampleur et sa dynamique interne, est tout à fait insuffisante face aux urgences immédiates des plus démunis. La situation de ces derniers demande des mesures extraordinaires, des secours qu'on ne peut remettre à plus tard, des allocations qui s'imposent. Les pauvres ne peuvent attendre! Ceux qui n'ont rien ne peuvent attendre un soulagement qui leur vienne comme une sorte de trop-plein de la prospérité généralisée de la société.

Je sais bien que ces deux impératifs sont extrêmement difficiles à accorder, dans le cadre de l'immense complexité du phénomène économique, de telle façon qu'ils ne s'annulent pas entre eux, mais au contraire se renforcent réciproquement. Le pasteur qui vous parle n'a pas de solutions techniques à vous offrir à ce sujet: elles sont de votre ressort en tant qu'experts. Le Père commun de tant de fils déshérités est convaincu de ce que leur articulation adéquate dans une politique économique cohérente est possible, doit être possible, grâce à la convergence de tant de volontés moralement solidaires et, par là même, techniquement créatives.

8 Je suis réconforté de savoir que vos études les plus récentes envisagent les straté­gies pour conjuguer les deux impératifs économiques, celui du long terme et celui de l'urgence immédiate. Je me réjouis aussi de savoir qu'au centre même de ces stratégies vous placez l'objectif prioritaire de maîtriser les taux élevés de chômage de tant de pays de la région.

Il faut accorder une priorité indiscutable aux politiques de réduction du chômage et de création de nouvelles sources de travail. Comme on le voit dans vos dossiers, on pourrait dire que jouent en faveur de cette priorité des raisons purement techniques: entre la création d'emplois et le développement économique il existe une relation réciproque, une causalité mutuelle, une dynamique fondamentale du « cercle vertueux » signalé plus haut.

Permettez-moi cependant d'insister sur la raison profondément morale de cette priorité de l'emploi. Les secours pour le logement, la nourriture, la santé, etc., octroyés au plus pauvre, lui sont absolument indispensables, mais il n'est pas, pouvons-nous dire, un acteur dans cette action d'assistance, certainement louable. Lui offrir un travail, par contre, c'est mouvoir le ressort essentiel de son activité humaine, en vertu de laquelle le travailleur se rend maître de son destin, s'intègre dans l'ensemble de la société, et reçoit alors ces autres aides non comme une aumône mais, d'une certaine manière, comme le fruit vivant et personnel de ses propres efforts.

Les études sur la «psychologie du chômeur» confirment fermement cette priorité. L'homme sans travail est blessé dans sa dignité humaine. En redevenant un travailleur actif, il retrouve non seulement un salaire, mais aussi cette dimension essentielle de la condition humaine qu'est le travail, qui, dans l'ordre de la grâce, est pour le chrétien le chemin ordinaire de la perfection. Vos tableaux les plus récents du chômage dans la région donnent le frisson. N'ayons aucun répit jusqu'à ce qu'il soit possible à tout habitant de la région d'accéder à cet authentique droit fondamental que constitue, pour la personne humaine, le  droit ‑ correspondant au devoir ‑ de travailler!

9. Un travail stable et justement rémunéré possède, plus que tout autre secours, la possibilité intrinsèque de renverser ce processus circulaire que vous avez appelé «reproduction de la pauvreté et de la marginalité ».

Cette possibilité, cependant, ne se réalise que si le travailleur accède à un degré minimum d'éducation, de culture et de compétence, et peut le transmettre à ses enfants. Et c'est ici, vous le savez bien, que nous touchons le point névralgique de tout le problème: l'éducation, clé maîtresse de l'avenir, chemin de l'intégration des marginaux, âme du dynamisme social, droit et devoir essentiel de la personne humaine. Que les États, les groupes intermédiaires, les individus, les institutions, les multiples formes de l'initiative privée concentrent le meilleur de leurs efforts sur la promotion de l'éducation dans toute la région!

Les causes morales de la prospérité dans le cours de l'histoire sont bien connues. Elles résident dans une constellation de qualités: goût du travail, compétence, ordre, honnêteté initiative, frugalité, économie, esprit de service, fidélité à la parole donnée, audace; en somme, l'amour du travail bien fait. En dehors de ces vertus, aucun système, aucune structure sociale ne peut résoudre, comme par magie, le problème de la pauvreté; dans l'ensemble, aussi bien le modèle que le fonctionnement des institutions reflètent ces qualités des sujets humains, qui s'acquièrent essentielle­ment par l'éducation et constituent une authentique culture du travail.

10. Enfin, permettez-moi de dire un mot du travail important effectué par le Centre latino-américain de démographie (CELADE), organisme de la CEPALC. Je sais bien que la croissance de la population paraît s'ajouter aux problèmes déjà signalés de la région, et se fait sentir comme une lourde charge. Je vous redirai à ce propos les paroles bien connues du Pape Paul VI à la FAO en 1970: « Certes, la tentation est grande, devant les difficultés à surmonter, de s'employer avec autorité à diminuer le nombre des convives plutôt qu'à multiplier le pain partagé.»

Jusqu'au sein du contexte problématique de l'économie, la vie humaine conserve, dans son noyau le plus intime et sacré, ce caractère intangible que personne ne peut manipuler sans offenser Dieu et sans porter tort à la société tout entière. Défendons-le à tout prix contre la « facilité » des solutions basées sur la destruc­tion. Non à l'annulation artificielle de la fécondité! Non à l'avortement! Oui à la vie! Oui à la paternité responsable!

Le défi démographique, comme tout défi humain, est ambivalent et doit nous porter à redoubler cette concentration des meilleures forces de la solidarité humaine et de la créativité collective, dont j'ai parlé, pour transformer la croissance de la population en un formidable potentiel de développement économique, social, culturel et spirituel.

11. J'aurais voulu vous parler au cours de cette réunion de beaucoup d'autres sujets communs à la CEPALC et au Siège apostolique. J'ai voulu me concentrer sur l'extrême pauvreté, qui est au centre même de votre préoccupation, et qui est une épine douloureuse plantée dans mon cœur de Père et de Pasteur de tant de fidèles, dans les pays très aimés de cette vaste région du monde.

Je vous renouvelle mon remerciement pour votre aimable invitation, que j'ai acceptée avec la plus grande satisfaction. Et j'élève ma prière vers Dieu, le Père tout-puissant, vers Jésus-Christ, Seigneur de l'histoire, et vers l'Esprit Saint vivificateur, par l'intercession de Notre-Dame de Guadalupe, patronne de l'Amérique latine, pour que surabondent les lumières et les forces d'en haut sur tous ceux qui se soucient du progrès économique et social des pays en développement, de telle façon que soit possible cette magnanime concentration d'intelligences, de volontés et de travail créateur, impérieusement exigée au carrefour où se trouvent actuellement tous les pays d'Amérique latine et des Antilles.


*L'Osservatore Romano. Edition hebdomadaire en langue française n. 17 p. 5, 6.

La Documentation Catholique n.1939 pp.489-492.

 

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