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DISCOURS DU PAPE PAUL VI
À LA DÉLÉGATION DU «CENTRE CHRÉTIEN
DES PATRONS ET DIRIGEANTS D'ENTREPRISE FRANÇAIS»

Mercredi 22 mars 1972

 

Chers Fils,

c’est bien volontiers que Nous accueillons ce matin cette délégation du «Centre chrétien des patrons et dirigeants d’entreprise français». Nous sommes touché de cette démarche que vous avez tenu à renouveler auprès de Nous, non seulement pour nous assurer de vos sentiments filiaux dans votre adhésion de foi à l’Eglise, mais pour requérir de nous quelques orientations capables de guider votre réflexion, sur les problèmes d’éthique sociale qui ont constitué le thème de votre enquête cette année et seront l’objet de vos débats à vos prochaines Assises nationales d’Angoulême. Nous apprécions grandement cette disponibilité et cette volonté de situer vos recherches et initiatives dans la lumière du dessein de Dieu que l’Eglise a pour mission de rappeler et de préciser.

N’attendez cependant pas de Nous, dans le cadre de ce bref entretien, un enseignement nouveau, exhaustif, décisif et de portée universelle sur la question qui vous préoccupe: «Pouvoir et libertés dans la société industrielle». D’abord l’Eglise a déjà tracé quelques voies en ce domaine, en particulier dans l’encyclique Mater et Magistra et la Constitution conciliaire Gaudium et Spes. Certes le thème mérite d’être sérieusement approfondi et développé aujourd’hui : le pouvoir est sommé de décliner les titres au nom desquels il exerce son rôle de direction et de décision, cependant que tous ceux qui participent à l’entreprise aspirent à ce qu’on reconnaisse effectivement leur liberté et leur responsabilité. Mais, comme Nous le disions dans notre récente lettre au Cardinal Roy (Octogesitna adveniens, 4), il vous revient d’analyser avec objectivité les situations qui sont votre lot quotidien, de les confronter aux principes chrétiens et de renouveler votre confiance dans la force et l’originalité des exigences évangéliques avec l’aide de vos aumôniers. Nous sommes particulièrement heureux de rendre hommage, à cette occasion, à votre Conseiller ecclésiastique, le Révérend Père Roger Heckel. Ce matin, Nous nous contentons de souligner quelques pistes de réflexions.

Pour ce qui est de l’analyse, Nous vous invitons à ne pas en rester à celle des techniques qui vous semblent les mieux adaptées à une organisation à la fois rationnelle et humaine de l’entreprise, ni à celle des systèmes idéologiques qui visent un modèle de société. Votre regard doit s’attacher d’abord à l’attitude concrète des personnes, à ce que révèle leur comportement face au pouvoir et aux exigences croissantes de responsabilité, pour en arriver à une véritable révision de vie qui cerne, autant que faire se peut, la mentalité réelle des patrons et dirigeants d’entreprise, avec ses valeurs, ses richesses, ses limites. Ainsi l’ajustement ou le changement éventuel de structures prendra racine dans une disponibilité et une conversion des cœurs qui éviteront les blocages redoutables dont souffre notre société.

Vous n’esquiverez pas pour autant la question fondamentale que vous voulez approfondir: qu’est-ce qui justifie l’autorité, le pouvoir, dans l’entreprise? Souvent dans le passé un tel pouvoir s’inscrivait dans la possession d’un patrimoine. Aujourd’hui vous pressentez à bon droit que ce titre juridique s’avère insuffisant.

Peut-être y aurait-il lieu de distinguer encore les deux visages que prend en fait le pouvoir dans la société industrielle où vous déployez votre activité: l’un qu’on pourrait appeler purement économique et l’autre technique. Le «pouvoir économique» se rattache à toutes les conditions qui sont comme extérieures au travail proprement dit de l’entreprise: non seulement l’initiative de départ et l’apport originel du capital sans lesquels l’entreprise n’aurait pu ni voir le jour ni survivre, mais tout le pouvoir financier qui conditionne les crédits dont elle a sans cesse besoin, bien plus, tout le réseau de production et de distribution dans lequel le travail de l’entreprise est obligé de s’insérer. Il serait injuste et utopique de ne pas en tenir compte.

Mais si l’on regarde l’entreprise elle-même, le «pouvoir technique», de direction, de gestion, d’organisation, s’adresse à des hommes libres: ils y apportent leur travail, leur sueur, leur ingéniosité, leur responsabilité, qu’il ne sera jamais permis d’assimiler à des choses. Là, la notion de patrimoine se révèle inadéquate. «Ce sont des personnes qui sont associées entre elles, nous rappelle le Concile, c’est-à-dire des êtres libres et autonomes, créés à l’image de Dieu» (Gaudium et Spes, 68, 1). L’autorité et l’unité de direction, indispensables certes, ont alors pour but d’harmoniser et de faire converger efficacement ces efforts responsables, mais il ne s’ensuit nullement que ceux qui viennent chaque jour y travailler doivent être traités comme de simples exécuteurs silencieux et passifs (Mater et Magistra, 16). Il faut que l’entreprise soit «viable», non seulement en ce sens qu’elle soit industriellement rentable, mais en ce sens qu’elle rende véritablement service aux hommes qui y sont attachés, et qu’elle permette une «vie» vraiment humaine; et il faut tendre à ce que l’entreprise devienne une communauté de personnes dans les relations, les fonctions et les situations de chacun de ses membres (Ibid.). Ce pouvoir, sui generis, se justifie alors par le bien commun de ces hommes, sans que cesse leur solidarité avec leurs compatriotes et avec leurs frères de tous les pays en voie de développement.

Dès lors, une série de réflexions s’offrent à vous. Et d’abord, quelle est la place du «pouvoir économique» par rapport à ce «pouvoir technique»? Vous savez que, pour l’Eglise, le premier, qui a tendance à se faire abstrait et anonyme, ne saurait asservir le second, mais seulement en faciliter l’exercice. «Economie et technique n’ont de sens que par l’homme qu’elles doivent servir» (Populorum Progressio, 34). Et quand Nous parlons de l’homme, Nous pensons au producteur et au consommateur. C’est d’ailleurs notre conviction que les hommes ne sauraient se résoudre à subir tout court le «pouvoir économique»: c’est une réalité qui ne doit pas échapper à leur prise, à leur jugement moral, à leur action solidaire pour l’insérer dans un projet social vraiment humain. Reste aussi le difficile problème de l’équilibre nécessaire à instaurer entre le secteur agricole et le secteur industriel (Mater et Magistra, 16). Quant au pouvoir de direction, de décision, de gestion, exercé dans l’entreprise elle-même, plusieurs questions se posent à son sujet: par qui est-il exercé, dans quel esprit, en fonction de quelle conception de l’homme? Ne devraient-ils pas y accéder ceux qui sont capables de ce service, de par leurs talents naturels, leur désintéressement? Et si une certaine unité de direction demeure évidemment nécessaire, qu’en est-il de la répartition des responsabilités? Ceux qui exercent le pouvoir suscitent-ils non seulement l’intérêt de tous, mais leur collaboration active? Beaucoup d’entre vous, Nous le savons, s’efforcent de développer l’information au sein de l’entreprise. Jusqu’où doit aller la participation dans les décisions, dans la gestion, dans la propriété? Ce sont des questions complexes que nous laissons à votre compétence, à votre expérience et à votre conscience. Leur solution pourra mûrir dans une réflexion approfondie entre chefs d’entreprise catholiques, dans un dialogue avec vos autres collègues et dans une confrontation loyale avec tous ceux qui participent à la vie des entreprises.

L’Evangile lui-même fournirait-il une nouvelle perspective à ces problèmes? C’est un fait que le Christ a revendiqué le titre de Fils de l’Homme en corrélation avec le service (Cfr. Marc. 10, 44), et il a averti ses disciples: «Que celui qui gouverne soit comme celui qui sert» (Luc. 22, 26). L’autorité dans l’Eglise se veut aussi comme un service de la communauté. Certes, les réalités du Royaume de Dieu ne peuvent se transposer telles quelles dans le monde temporel, mais ne sont-elles pas capables de l’éclairer profondément? C’est notre conviction: le pouvoir, qu’il soit politique ou économique, pour un chrétien, ne doit être pensé qu’en termes de service de ses frères, et même la propriété des biens de la terre, à cause de leur destination universelle, doit être pensée, dans une certaine mesure, en termes d’intendance.

Nous sommes conscient, chers Messieurs, de la tâche difficile qui vous revient aujourd’hui, pour contribuer à donner un nouveau visage, un visage plus évangélique, au «pouvoir» qui doit s’exercer dans un concert de responsabilités librement associées. Nous en savons le risque, mais aussi le prix, pour construire une société plus humaine, digne des fils de Dieu. Qu’il s’agisse de préciser les fondements théoriques de cette société ou d’en mettre en œuvre les implications concrètes, soyez assurés de notre estime, de notre encouragement et de notre prière. C’est dans cet esprit que Nous vous donnons, comme aux membres du Centre chrétien des patrons et dirigeants d’entreprise français que vous représentez ici, à vos familles et à tous ceux qui vous sont chers, notre paternelle Bénédiction Apostolique.

                                         



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