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DISCOURS DU PAPE PAUL VI
AU CORPS DIPLOMATIQUE
ACCRÉDITÉ PRÈS LE SAINT-SIÈGE*

Samedi, 15 janvier 1977

Messieurs les Ambassadeurs,

Nous accueillons avec émotion et gratitude les vœux chaleureux que votre interprète distingué Nous a adressés en votre nom à tous. Nous sommes sensible à cette attention déférente manifestée envers notre personne, et aussi à la gravité, à l’espérance avec lesquelles sont envisagés les efforts de notre pontificat, l’engagement du Saint-Siège, les appels de l’Eglise.

A vous tous, Excellences, Nous exprimons nos propres souhaits, pour vous-mêmes, pour la joie de vos familles, pour l’accomplissement de votre mission. Et au-delà de vos personnes, Nous pensons à tous les peuples que vous représentez ici et dont la paix, le bonheur, le progrès Nous tiennent très à cœur.

Au-dessus de toutes les vicissitudes que peut nous réserver l’année 1977, c’est l’espérance qui Nous anime, c’est elle que Nous vous invitons d’abord à partager avec Nous. Sans elle, non seulement nous serions malheureux, mais nous n’oserions rien entreprendre. Il y a là d’ailleurs, dans sa ténacité, un mystère de la conscience humaine. En célébrant le commencement de chaque année nouvelle, les hommes et les peuples laissent parler leur espérance. Plus forte que les désillusions répétées et les scepticismes blasés, toujours l’espérance reprend vie. C’est qu’elle s’alimente à une source que nos gaspillages ou nos négligences ne sauraient tarir. Pour Nous, Dieu est cette source, Lui qui a créé le cœur humain et son désir d’absolu. Et en entrant lui-même dans l’aventure humaine par l’Incarnation de son Fils, Dieu l’a ouverte plus encore sur un horizon de lumière, de paix et d’amour éternels. De ces biens précieux Il nous donne dès cette vie, avec des gages substantiels, un goût inaltérable. Voilà la Bonne Nouvelle de la foi chrétienne. Elle porte en elle-même sa séduction et sa force de persuasion, capables de régénérer et d’affermir l’humaine espérance, même chez ceux qui ne partagent pas notre foi. C’est une Bonne Nouvelle de paix.

Mais elle n’empêche pas d’être réalistes, au contraire. Or le monde auquel elle s’adresse - et ce sera le thème majeur de notre entretien - est un monde en proie à la violence. Certes, il n’y a pas de guerres internationales ouvertes. L’année qui vient de s’achever a vu revenir un certain calme dans des régions hier encore ensanglantées par des luttes meurtrières. Nous Nous en réjouissons. Mais comme un feu mal éteint, prêt à repartir au premier souffle, la violence couve et, pendant ce temps, elle continue ses ravages : citons, à titre d’exemple, une criminalité qui ne répugne devant aucun moyen; de monstrueux sabotages; l’enchaînement des terrorismes et des répressions; les tortures avilissantes; les condamnations arbitraires; l’oppression de peuples entiers par des pouvoirs inhumains qui ne respectent plus les libertés et droits fondamentaux, ni même l’acquis des civilisations précédentes; les dénis de justice; les connivences ou la protection accordées indûment aux terroristes; les vengeances privées; dans un autre domaine on pourrait mentionner l’agression plus sournoise des consciences par la pornographie ou la partialité de certaines mass-media, et aussi la violence plus radicale encore qui vise à éliminer, en fait, la liberté de religion. La vie de l’homme, à tous ses stades, compte peu. Sa dignité est bafouée. La pratique courante de la violence et les efforts déployés pour la justifier érodent les consciences et minent la cohésion des communautés. Une situation qui prépare, si l’on n’y prend garde, de nouvelles et plus redoutables explosions.

Nous n’oublions pas qu’à la source d’un bon nombre de violences, individuelles et collectives, il y a des injustices ou des désordres graves, qui sont en quelque sorte des violences aux droits des hommes et provoquent en partie l’enchaînement que Nous déplorons. L’action sur les symptômes - les violences - ne saurait servir d’alibi à l’action plus décisive sur les causes: les injustices. Il reste que les symptômes aussi appellent un traitement approprié, sous peine, en se développant, de devenir à leur tour une source spécifique d’empoisonnement du corps social, parfois plus redoutable que le mal initial. C’est à cette menace d’une prolifération dévastatrice de la violence qu’il nous faut prêter une attention particulière.

Comment pouvons-nous briser l’escalade de la violence? tel est le problème. Votre expérience des relations internationales, Messieurs les Ambassadeurs, vous fait comprendre spontanément notre préoccupation. Vous savez que l’action la plus décisive est celle qui s’attaque aux causes des différends entre les peuples. Vous pressentez la nécessité de faire du neuf dans un monde vieilli de ses injustices et obligé, s’il veut survivre, de s’engager dans la voie de mutations profondes. N’est-ce pas ce que voulait stimuler notre Encyclique sur le Développement des Peuples? Le Saint-Siège contribue pour sa part, en participant à de nombreuses conférences internationales, à promouvoir un Nouvel Ordre qui soit capable de faire face aux tâches présentes de l’humanité tout en résorbant les injustices héritées du passé. Sans avoir à proposer des solutions politiques et techniques, Nous invitons les gouvernements à explorer les orientations novatrices que la doctrine chrétienne de l’unité de la famille humaine peut apporter à tous ces débats.

La réalisation de ces grandes tâches serait toutefois compromise, et pour longtemps, si les inévitables tensions dégénéraient en guerres ouvertes. Aussi bien l’action diplomatique s’applique-t-elle avec patience à contenir ces tensions, à maintenir un espace de dialogue où puissent s’élaborer des solutions de raison. Bien plus, vous vous employez sans cesse à recréer un tel espace de dialogue là où il est momentanément submergé par le recours aux armes. A cet effort aussi la diplomatie du Saint-Siège apporte sa contribution, selon ses moyens : avec le même lot d’incompréhension, de difficultés, d’échecs que rencontrent vos Etats, mais avec la même patience tenace qui jamais ne renonce. Défenseur inlassable de la paix, Nous frappons à toutes les portes, plaidant pour des ententes raisonnables qui ménagent la possibilité de nouveaux progrès.

Mais notre réflexion doit aller encore au-delà des causes lointaines d’injustices ou des conflits déclarés. Elle doit descendre dans le dédale de l'enchaînement des violences qui expliquent leur iniquité, leur péril, leur prolifération. Que trouvons-nous bien souvent, en ce domaine du moins de la violence interne qui se rattache à des mobiles politiques? Au départ, il y a généralement une vue délibérément partiale de la réalité: on ne veut retenir que l’injustice qui divise, en négligeant les solidarités que l’histoire a tissées entre les hommes et les groupes.

- Puis le fossé se creuse par une présentation manichéenne et pharisienne des responsabilités: le mal, c’est, toujours et en tous points, les autres. On décolle de la réalité et on laisse atrophier les élements d’unité qu’elle recèle.

- Des idéologies totalisantes viennent encore durcir l’opposition, répartissant rigoureusement les hommes et les groupes, ici, en «exploités et exploiteurs», là, en «amis et ennemis». L’esprit qui est fait pour connaître le vrai et pour inviter les hommes à se rencontrer dans le dialogue et le dépassement est mobilisé et perverti pour couvrir le mensonge et entretenir la haine.

- En bien des pays, le consensus national forgé au long des siècles s’émiette et, avec lui, des valeurs morales irremplaçables pour surmonter les injustices qu’on déplore. Vient alors le doute sur la légitimité. Ici, l’autorité publique, chargée du bien commun – une notion trop oubliée! - s’enfonce dans l’impuissance et le terrain est vite occupé par le développement de la criminalité, des vengeances privées, des égoïsmes de groupes. Là, elle s’enfonce purement et simplement et, pour un temps, la violence règne presque sans limites. Ailleurs encore le pouvoir se raidit, réprime, jusqu’à la torture, les opposants, quand une brutalité extrême et durable n’a pas réussi, pour un temps, à décourager et à étouffer toute velléité d’opposition.

Il faut rompre ce cercle de la violence. Il faut d’abord restaurer une approche plus loyale de la vérité des faits et de leur analyse. Il faut affermir la conviction que, si la réalité individuelle et sociale est marquée par de cassures profondes - la doctrine chrétienne du péché en dévoile l’abîme - elle demeure cependant marquée, dans sa constitution même, par la solidarité et l’unité: le Créateur a inscrit celles-ci dans la famille humaine et, pour nous chrétiens, le Fils de Dieu fait homme leur a rendu une force nouvelle en les enracinant plus intimement encore dans le mystère de son Corps mystique. Dès lors le dynamisme véritable de l’effort pour la justice, quelles que soient les contraines à travers lesquelles il doit parfois se frayer son chemin, est respect et amour de l’autre, même de l’ennemi, volonté de reconnaissance mutuelle et de réconciliation.

Oui, Messieurs, imaginons des voies neuves, où l’esprit, tout en demeurant critique, mette la cohérence, et où le cœur suscite le dialogue. Au lieu de stimuler les instincts souvent agressifs de l’avoir, du pouvoir, du nationalisme étroit, de la race, du sexe, apprenons à les maîtriser et à les intégrer dans les finalités personnelles et sociales plus hautes.

Rendons à nos sociétés un tissu social vivant et diversifié, où se construisent les vraies solidarités et où les tensions peuvent se résorber dans un commun effort de promotion. Le pouvoir politique trouvera alors sa vraie légitimité qui est «d’orienter vers le bien commun les énergies de tous: non d’une manière mécanique ou despotique, mais en agissant avant tout comme une force morale qui prend appui sur la liberté et le sens de la responsabilité» (Gaudium et Spes, 74, § 2). La contrainte qu’il doit parfois exercer, et dont le monopole lui est normalement réservé pour éviter l’enchaînement des vengeances privées et l’exploitation du faible par le fort, se fonde alors sur les véritables nécessité du bien commun, qui lui interdisent aussi bien le déni de justice qui l’arbitraire. A plus forte raison, doit-il veiller à ne pas laisser d’autres corps dans la nation s’arroger une autorité indue et l’exercer de façon irresponsable.

Et vous-mêmes, Messieurs les Ambassadeurs, vous savez d’expérience la vanité des efforts pour la paix internationale quand la violence règne au-dedans des nations. A ce niveau, évidemment, l’action diplomatique ne peut qu’être indirecte et limitée. Plus d’une fois cependant des ambassadeurs, nos propres nonces, avec la discrétion voulue et sans ingérence indue, ont pu obtenir des gestes d’humanité et de justice en faveur d’hommes victimes de situations troublées.

Mais l’œuvre dépasse la bonne volonté des gouvernants: c’est tout un climat qu’il faut créer. Le récent Concile notait sagement - à propos de la guerre, mais, la violence appelle un traitement semblable -: «Les Chefs d’Etat, qui sont les répondants du bien commun de leur propre nation et en même temps les promoteurs du bien universel, sont très dépendants des opinions et des sentiments de la multitude. Il leur est inutile de chercher à faire la paix tant que les sentiments d’hostilité, de mépris et de défiance, tant que les haines raciales et les partis pris idéologiques divisent les hommes et les opposent. D’où l’urgence et l’extrême nécessité d’un renouveau dans la formation des mentalités et d’un changement de ton dans l’opinion publique» (Gaudium et Spes, 82, § 3).

Et là, vous pressentez la contribution importante que l’Eglise, le Saint-Siège, les chrétiens peuvent apporter. Avec la liberté évangélique, ils sont prêts à dénoncer toute violence, celle qui menace les relations internationales, comme celle qui mine la vie intérieure des peuples. Mais voyez dans quel esprit: non pas pour accuser et condamner, mais pour servir les hommes et les peuples, avec le dynamisme de l’amour puisé auprès du Christ. Ils pensent aider les responsables politiques eux-mêmes, sans empiéter sur leurs compétentes propres, et ils favorisent, de proche en proche, un climat vraiment respectueux de l’homme, sur lequel on peut bâtir une société. Ils sont convaincus que le progrès est à la mesure exacte de la charge d’amour, d’amitié, de fraternité que nous savons mettre, même au cœur des combats nécessaires pour la justice. Quand la pensée et la pratique de l’amour vont de pair, l’expérience le montre, elles se fortifient. Quand par contre la pratique obéit à une logique de violence, quand elle met entre parenthèses, fût-ce provisoirement, les exigences de l’amour de l’autre, quand elle se refuse par principe aux nécessaires et loyales ententes, elle a tôt d’altérer, d’anémier, d’étouffer l’intention initiale de fraternité et la volonté de justice elle-même. Un amour véritable, lui, peut créer des espaces de paix.

Pour mieux mettre en lumière l’idéal qui Nous anime, qui anime ou devrait animer tous les chrétiens - même si la réalité montre, hélas, que nous sommes souvent faibles et illogiques en ce domaine - Nous nous permettons d’évoquer le mystère de Celui dont nous venons de fêter l’avènement.

L’espérance de Noël a surgi dans un monde dur comme le nôtre: le massacre des Innocents est proche de la Crèche de Bethléem; proche aussi de la violence de ceux qui croient éliminer le Christ sur le Calvaire. Dans ce monde dur, cependant, Jésus, que nous, les chrétiens, nous appelons notre Paix, a passé «en faisant le bien» (Act. 10, 38), suscitant chez beaucoup, les plus pauvres surtout, une expérience de paix profonde, de libération, de douceur, de bonté. Mais Jésus a dû révéler aussi l’amour au cœur d’hostilités qui n’ont jamais désarmé, à travers des confrontations harassantes auxquelles il ne s’est pas dérobé, qu’il a même provoquées parfois pour réveiller les consciences assoupies dans l’injustice, et pour les inviter à la conversion. En tout cela, cependant, un seul et même amour était à l’œuvre, toujours prêt à servir, à aider, à pardonner, un amour qui a dit son dernier mot dans le don qu’il a fait librement de sa vie et dans le pardon suprême. Certains parlent d’utopie! Mais n’est-ce pas un fait que le Christ est, depuis lors, une source vivante de paix et de réconciliation pour des hommes et des peuples innombrables?

Voilà l’exemple, vous le savez, qui inspire les vrais chrétiens, qu’ils agissent comme citoyens, selon les finalités et les moyens propres de la vie politique, ou qu’ils participent à la mission évangélisatrice de l’Eglise. Cela conduit en divers pays des évêques et des fidèles à suivre leur Seigneur jusqu’au sacrifice de leur liberté et parfois de leur vie même, montrant alors de quel esprit de service et de paix ils sont animés quand ils plaident pour la justice et dénoncent la violence. Un esprit d’amour et de foi, préoccupé d’abord de demeurer parmi ceux qui souffrent, de leur révéler au cœur même de leur détresse qu’ils sont aimés de Dieu, de leur rendre, avec l’espérance, des énergies nouvelles pour travailler à la justice, à la fraternité, à la réconciliation. Ils savent qu’ils sont assurés de notre respect, de notre encouragement, de notre affection. Nous tenions à rappeler le sens de leur témoignage à vos Excellences et à ceux qui les accréditent auprès du Saint-Siège.

Et à vous-mêmes, Messieurs les Ambassadeurs, Nous lançons un appel pressant dont vous pourrez vous faire l’écho auprès de vos gouvernants: Brisez l’escalade de la violence! Votre formation, votre mission, votre compétence vous rendent plus aptes que d’autres à saisir la complexité des problèmes et les injustices qu’ils recouvrent, à écouter les points de vue adverses, à rechercher des solutions négociées, des accords raisonnables, acceptables. Votre rôle de diplomates vous place précisément aux antipodes des solutions de violence. Ainsi vous pouvez contribuer à désamorcer l’escalade des injustices et des violences. Soyez fermes pour refuser l’injustice! Soyez forts pour imaginer et réaliser des gestes d’équité, d’humanité, de paix qui dénouent l’écheveau du tissu serré de la violence! L’humanité attend de vous ce service: c’est votre honneur, c’est votre devoir d’y coopérer. Oui. Brisez l’escalade de la violence!

Mais pour cela, Nous l’avons fortement souligné, il faut l’amour, un amour des hommes, de tous les hommes, au-delà des peurs, des calculs et des intérêts. Aussi, au seuil d’une année nouvelle, prions-Nous le Très-Haut de répandre largement son Esprit d’Amour dans tous les cœurs.

Tels sont les souhaits que Nous vous confions. Ils sont graves certes, mais pleins d’espérance. Fasse le Seigneur qu’ils trouvent un large consensus, au cours de cette année 1977! Et qu’ils vous apportent à vous-mêmes, et à ceux qui vous sont chers, Joie et Paix!


*Version originale française dans:

AAS 69 (1977), p.87-94;

Insegnamenti di Paolo VI, vol. XV p.62-69;

L’Osservatore Romano, 16.1.1977, p.1, 2;

ORf n.4 p.1, 6-7;

La Documentation catholique, n.1713 p.108-110.

 



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