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LETTRE APOSTOLIQUE 
MAITRE DANS LA FOI

DU SOUVERAIN PONTIFE
JEAN-PAUL II

 

Lettre apostolique de Sa Sainteté Jean-Paul II
adressée au P. Philippe Sainz de Baranda,
Préposé général de l’Ordre des Carmes déchaux
pour le IVe centenaire de la mort de saint Jean de la Croix

1. Maître dans la foi et témoin du Dieu vivant, saint Jean de la Croix fait sentir sa présence à la mémoire de l’Église, aujourd’hui particulièrement, pour la célébration du IVe Centenaire de son passage à la gloire, qui eut lieu le 14 décembre 1591, lorsque, de son couvent d’Ubeda, il fut appelé à la maison du Père.

C’est une joie pour l’Église tout entière de constater les fruits abondants de sainteté et de sagesse que l’un de ses enfants continue à donner, par l’exemple de sa vie et la lumière de ses écrits. En effet, sa figure et ses enseignements attirent l’intérêt des milieux religieux culturels les plus variés, qui trouvent en lui accueil et réponse aux plus profondes aspirations de l’homme et du croyant. Je nourris donc l’espérance que cette célébration jubilaire contribuera à donner davantage d’éclat et de diffusion à son message central: la vie théologale dans la foi, l’espérance et l’amour.

Ce message, adressé à tous, est héritage et tâche pressante pour le Carmel thérésien qui, à juste titre, considère saint Jean de la Croix comme son Père et Maître spirituel. Son exemple est idéal de vie; ses écrits sont un trésor à partager avec tous ceux qui cherchent aujourd’hui le visage de Dieu; sa doctrine est aussi une parole actuelle, tout particulièrement pour l’Espagne, sa patrie, dont il honore le nom et la culture de son magistère aux dimensions universelles.

2. Moi-même, je me suis senti attiré spécialement par l’expérience et les enseignements du Saint de Fontiveros. Dès les premières années de ma formation sacerdotale, j’ai rencontré en lui un guide sûr dans les sentiers de la foi. Cet aspect de sa doctrine m’est apparu d’une importance vitale pour tout chrétien, particulièrement à une époque comme la nôtre, qui explore de nouveaux chemins, mais s’expose aussi aux risques et aux tentations dans le domaine de la foi.

C’est dans l’atmosphère spirituelle encore vivante de la célébration du IVe centenaire de la naissance du saint Carme (1542-1942) et dans une Europe qui renaissait de ses cendres, après avoir expérimenté la nuit obscure de la guerre, que j’ai élaboré à Rome ma thèse de doctorat consacrée à La foi selon saint Jean de la Croix [1]. J’y analysais et mettais en évidence l’affirmation centrale du Docteur mystique: la foi est le moyen unique, immédiat et proportionné de la communion avec Dieu. Déjà alors, j’entrevoyais que la synthèse de Jean de la Croix contient non seulement une solide doctrine théologique mais, surtout, un exposé de la vie chrétienne en ses aspects fondamentaux: la communion avec Dieu, la dimension contemplative de la prière, la force théologale de la mission apostolique, le dynamisme de l’espérance chrétienne.

Au cours de ma visite en Espagne, en novembre 1982 j’ai eu la joie de célébrer sa mémoire à Ségovie, devant le décor évocateur de l’aqueduc romain, et de vénérer ses reliques, près de son tombeau. J’ai pu y proclamer de nouveau le grand message de la foi, qui est le cœur de son enseignement pour toute l’Église, pour l’Espagne, pour le Carmel. Une foi vive et vigoureuse qui cherche et trouve Dieu en son Fils Jésus-Christ, dans l’Église, dans la beauté de la création, dans la prière silencieuse, dans l’obscurité de la nuit et dans la flamme purificatrice de l’Esprit [2].

3. Célébrant maintenant le IVe centenaire de sa mort, il convient, une fois encore, que nous nous mettions à l’écoute de ce maître. Par une heureuse coïncidence, il se fait notre compagnon de route pour cette période de l’histoire qui aborde l’an 2000, à 25 ans de la clôture du Concile Vatican II qui a entrepris et favorisé le renouveau de l’Église, tant en ce qui touche à la pureté de la doctrine qu’à la sainteté de vie. «C’est à l’Église – affirme le Concile – qu’il revient de rendre présents et comme visibles Dieu le Père et son Fils incarné, en se renouvelant et en se purifiant sans cesse, sous la conduite de l’Esprit Saint. Cette fin est atteinte surtout par le témoignage d’une foi vivante et adulte, c’est-à-dire d’une foi formée à reconnaître lucidement les difficultés et capable de les surmonter» [3].

Présence de Dieu et du Christ, purification rénovatrice sous la conduite de l’Esprit, expérience d’une foi illuminée et adulte. N’est-ce pas là, précisément, le contenu central de la doctrine de saint Jean de la Croix, ainsi que son message pour l’Église et les hommes d’aujourd’hui? Renouveler et raviver la foi, telles sont les bases indispensables pour affronter n’importe laquelle des grandes tâches qui se présentent aujourd’hui avec l’urgence la plus pressante à l’Église: expérimenter la présence salvifique de Dieu dans le Christ, au centre même de la vie et de l’histoire, redécouvrir la condition humaine et la filiation divine de l’homme, sa vocation à la communion avec Dieu, raison suprême de sa dignité [4], mener à bien une nouvelle évangélisation à partir de la réévangélisation des croyants, par une ouverture toujours plus grande aux enseignements et à la lumière du Christ.

4. Jean de la Croix est connu dans l’Église et dans le monde de la culture sous de nombreuses facettes: écrivain et poète de la langue castillane, artiste et humaniste, homme aux expériences mystiques profondes, théologien et exégète spirituel de l’Écriture, maître spirituel et directeur de conscience. En tant que guide sur les chemins de la foi sa figure et ses écrits éclairent tous ceux qui cherchent l’expérience de Dieu dans la contemplation et le service désintéressé des frères. Le Saint nous a laissé une grande synthèse de spiritualité et d’expérience mystique chrétienne, tant dans son œuvre poétique, de beauté sublime, et dans ses traités doctrinaux – la Montée du Carmel, la Nuit obscure, le Cantique spirituel et la Vive flamme d’amour – que dans ses écrits brefs et denses – Dits de lumière et d’amour, Avis et Lettres. Mais, parmi une telle richesse de thèmes et de contenus, c’est sur son message central que je veux attirer l’attention: la foi vive, guide du chrétien, unique lumière dans les nuits obscures de l’épreuve, flamme ardente nourrie par l’Esprit.

La foi, comme le démontre si bien le Saint par sa vie, inspire l’adoration et la louange, et confère à toute l’existence un réalisme humain et une saveur de transcendance. Je veux donc, avec la lumière de l’«Esprit Saint, en seigneur/ensenador» [5] et en harmonie avec le style de sagesse de Frère Jean de la Croix, commenter quelques-uns des aspects de sa doctrine touchant à la foi, partageant son message avec les hommes et les femmes qui vivent aujourd’hui, en cette heure de l’histoire pleine de menaces et d’espérances.

I. MAÎTRE DES CHEMINS DE LA FOI

Le cadre historique

5. Les conditions historiques dans lesquelles il lui a été donné de vivre, offraient à Frère Jean de la Croix un large panorama de possibilités et de stimulants pour le plein développement de sa foi. Au cours de sa vie (1542-1591), l’Espagne, l’Europe et l’Amérique s’ouvrent à une période de religiosité intense et créative; c’est l’époque de l’expansion évangélisatrice et de la Réforme catholique; mais c’est aussi un temps de défis, de ruptures de la communion ecclésiale, de conflits internes et externes. L’Église, en ces temps, doit répondre à des tâches graves et urgentes: un grand Concile doctrinal et réformateur, Trente; un nouveau continent à évangéliser, l’Amérique; un vieux monde à revivifier dans ses racines chrétiennes, l’Europe.

La vie de Jean de la Croix se déroule dans ce cadre historique fertile en situations et en expériences. Il vit son enfance et sa jeunesse dans une pauvreté extrême, se frayant un chemin grâce au travail de ses mains, à Fontiveros, Arévalo et Medina del Campo. Il embrasse la vocation carmélitaine et reçoit une formation supérieure à l’Université de Salamanque. A la suite d’une rencontre providentielle avec sainte Thérèse de Jésus, il embrasse la Réforme du Carmel et inaugure la nouvelle forme de vie dans le premier couvent de Duruelo. Premier Carme déchaux, il connaît les vicissitudes et les difficultés de la famille religieuse naissante, comme maître et pédagogue, aussi bien que comme confesseur au monastère des Carmélites de l’Encarnacion d’Avila. La prison de Tolède, les solitudes de El Calvario et de La Penuela, en Andalousie, son apostolat dans les monastères, sa charge de supérieur forgent peu à peu sa personnalité, qui se reflète dans le Lyrisme de sa poésie et dans les commentaires de ses écrits, dans une vie conventuelle simple et dans un apostolat itinérant. Alcala de Henares, Baeza, Grenade, Ségovie et Ubeda: noms qui évoquent une plénitude de vie intérieure, de ministère sacerdotal et de magistère spirituel.

Riche de cette expérience de vie, il adopte une attitude ouverte face à la situation ecclésiale de son temps. Il connaît les événements de son temps, fait allusion dans ses écrits aux hérésies et aux déviations. A la fin de sa vie, il s’offre pour partir pour le Mexique annoncer l’Évangile; il entreprend les préparatifs pour accomplir son propos, mais la maladie et la mort l’en empêchent.

6. Aux graves urgences spirituelles de son temps, Juan de Yepes répond en embrassant une vocation contemplative. Par ce geste, il ne se désintéresse pas de ses responsabilités humaines et chrétiennes; au contraire, en accomplissant ce pas, il se dispose à vivre en pleine conscience le noyau central de la foi: chercher le visage de Dieu, écouter et accomplir sa parole, se donner au service du prochain.

Il nous montre comment la vie contemplative est une manière pour le chrétien de se réaliser pleinement. Le contemplatif ne se limite pas à de grands moments d’oraison. Les compagnons et biographes du saint Carme nous offrent de lui une image dynamique: dans sa jeunesse, il apprit à être infirmier et maçon, à travailler au jardin et à orner l’église. Adulte, il eut des responsabilités de gouvernement et de formateur, toujours attentif aux nécessités spirituelles et matérielles de ses frères. Il parcourut à pied de longs chemins pour assister spirituellement ses sœurs, les Carmélites déchaussées, persuadé de la valeur ecclésiale de leur vie contemplative. Chez lui, tout peut se résumer en une conviction profonde: c’est Dieu, et lui seul qui donne valeur et saveur à toute activité, «car là où Dieu n’est pas connu, rien n’est connu» [6].

C’est donc par sa vie et par ses écrits, dans sa vocation particulière de Carme contemplatif, qu’il servit le mieux les besoins de l’Église. Ainsi vécut Frère Jean, en compagnie de ses frères et sœurs, au Carmel: dans la prière et le silence, dans le service, la sobriété et le renoncement. Tout cela imprégné par la foi, l’espérance et l’amour. Avec sainte Thérèse de Jésus, il réalisa et partagea la plénitude du charisme carmélitain. Ensemble, ils continuent à être dans l’Église d’éminents témoins du Dieu vivant.

La tâche de former des croyants

7. La foi alimente la communion et le dialogue avec les frères pour les aider à parcourir les sentiers qui conduisent à Dieu Frère Jean fut un authentique formateur de croyants. Il sut initier les personnes à la manière d’entrer en relation intime avec Dieu, leur apprenant à découvrir sa présence et son amour dans les circonstances favorables comme défavorables, dans les moments de ferveur et dans les périodes d’apparent abandon. Autour de lui se groupèrent des esprits éminents, comme Thérèse de Jésus, à laquelle il sert de guide dans les dernières étapes de son expérience mystique; et aussi des personnes d’une grande spiritualité, exprimant la foi et la piété populaire, comme Ana de Penalosa, à qui il dédia la Vive flamme d’amour. Dieu le dota des qualités appropriées pour cette mission de guide spirituel et de formateur de croyants.

Jean de la Croix eut à réaliser, à son époque, une authentique pédagogie de la foi, afin de la libérer de certains dangers qui la guettaient. D’un côté, le danger d’une crédulité excessive de la part de ceux qui, sans aucun discernement, se fiaient davantage aux visions privées ou aux mouvements subjectifs qu’à l’Évangile et à l’Église. De l’autre, l’incroyance comme attitude radicale et la dureté de cœur qui rendent incapable de s’ouvrir au mystère. Le Docteur mystique, surmontant ces écueils, aide par son exemple et sa doctrine à fortifier la foi chrétienne par les qualités fondamentales d’une foi adulte, comme le demande le Concile Vatican II: une foi personnelle, libre et convaincue, embrassée par tout l’être; une foi ecclésiale, confessée et célébrée dans la communion de l’Église; une foi orante et adorante, mûrie dans l’expérience de la communion avec Dieu; une foi solidaire et engagée, se traduisant dans une cohérence morale de vie et dans une dimension de service. Telle est la foi dont nous avons besoin, et que nous offre le Saint de Fontiveros par son témoignage personnel et ses enseignements toujours actuels.

II. TÉMOIN DU DIEU VIVANT

Profondeur et réalisme de sa foi personnelle

8. Jean de la Croix est un amoureux de Dieu. Il traitait familièrement avec lui et parlait constamment de lui. Il le portait dans son cœur et sur ses lèvres, parce qu’il était son véritable trésor, son monde le plus réel. Avant de proclamer et de chanter le mystère de Dieu, il est son témoin, aussi Parle-t-il de Lui avec passion, et avec un don de persuasion peu commun. «Ceux qui l’écoutaient vantaient sa façon de parler des choses de Dieu et des mystères de notre foi, comme s’il les voyait de ses yeux corporels» [7]. Grâce au don de la foi, les contenus du mystère en arrivent à former, pour le croyant, un monde vivant et réel. Le témoin annonce ce qu’il a vu et entendu, ce qu’il a contemplé, comme le firent les prophètes et les apôtres (cf. 1 Jn 1, 1-2). Comme eux, le Saint possède le don de la parole efficace et pénétrante; non seulement par son aptitude à exprimer et communiquer son expérience en symboles et en poésies, pleines de beauté et de lyrisme, mais également par l’exquise sagesse de ses Dits de lumière et d’amour, par sa prédisposition à dire des «paroles au cœur, imprégnées de douceur et d’amour», «de lumière pour le chemin et d’amour pour le cheminement [8].

Le Christ, plénitude de la révélation

9. La vivacité et le réalisme de la foi du Docteur mystique s’enracinent dans une référence aux mystères centraux du christianisme. Une personne contemporaine du Saint affirme: «Parmi les mystères qu’il tenait, me semble-t-il, en grand amour, il y avait celui de la très Sainte Trinité et aussi celui du Fils de Dieu fait homme» [9]. Sa source préférée pour la contemplation de ces mystères était l’Écriture, comme il en témoigne si souvent, et en particulier le chapitre 17 de l’Évangile de Jean, paroles dont il se fait l’écho: «Telle est la vie éternelle: qu’ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ» (Jn 17, 3).

Théologien et mystique, il fit du mystère trinitaire et des mystères du Verbe Incarné l’axe de la vie spirituelle et le chant de sa poésie. Il découvre Dieu dans les œuvres de la création et dans les événements de l’histoire, parce qu’il le cherche et l’accueille avec foi du plus profond de son être: «Le Verbe Fils de Dieu est caché, avec le Père et le Saint Esprit, dans l’être intime de l’âme, par essence et présence… Réjouis-toi et jubile avec lui en ton recueillement intérieur, puisque tu l’as si près de toi. Là, désire-le, là, adore-le» [10].

Dynamisme de la vie théologale

10. Comment le mystique espagnol réussit-il à extraire de la foi chrétienne toute cette richesse de contenu et de vie? Simplement en laissant la foi de l’Évangile déployer toutes ses capacités de conversion, d’amour, de confiance, de don de soi. Le secret de sa richesse et de son efficacité tient dans le fait que la foi est la source de la vie théologale: foi, charité, espérance. «Ces trois vertus théologales vont ensemble» [11].

L’un des apports les plus précieux de saint Jean de la Croix à la spiritualité chrétienne est sa doctrine concernant le développement de la vie théologale. Dans son magistère écrit et oral, il centre son attention sur la trilogie de la foi, de l’espérance et de l’amour, qui caractérisent l’existence chrétienne. A chacune des étapes du chemin spirituel, ce sont toujours les vertus théologales qui constituent l’axe de la communication de Dieu avec l’homme et de la réponse de l’homme à Dieu.

La foi, unie à la charité et à l’espérance, produit cette connaissance intime et pleine de saveur que nous appelons l’expérience, ou sens de Dieu, vie de foi, contemplation chrétienne. C’est quelque chose qui va au-delà de la réflexion théologique ou philosophique. Bien des âmes simples et données la reçoivent de Dieu par son Esprit. En dédiant à Anne de Jésus le Cantique spirituel, son auteur note: «S’il manque à Votre Révérence la pratique de la théologie scolastique par laquelle on comprend les vérités divines, ne lui fait pas défaut celle de la mystique qui est connue par l’amour en lequel ces vérités sont non seulement connues, mais en même temps goûtées» [12]. Le Christ se révèle à ces âmes comme l’Aimé, bien davantage, comme celui qui aime le premier, comme le chante le poème du «Pastoureau».

III. LES CHEMINS DE LA VIE DE FOI

Foi et existence chrétienne

11. «Le juste vivra par la foi» (Rm 1, 17; cf. Ha 2, 4). Il vit de la fidélité de Dieu à ses dons et promesses, de la remise confiante de soi à son service. La foi est principe et plénitude de vie. C’est pour cela que le chrétien est appelé «fidèle», fidèle du Christ («Christifidelis»). Le Dieu de la révélation pénètre toute son existence. La vie du croyant tout entière se détermine par les principes de la foi, comme critère décisif. Le Docteur mystique le précise: «A tout cela, il convient de présupposer un fondement, qui sera comme un bâton sur lequel nous devrons nous appuyer toujours; et il convient de bien le comprendre, car c’est la lumière qui doit nous servir de guide et nous permettre de comprendre cette doctrine et de rapporter en tous ces biens la joie à Dieu; et ce fondement, c’est que la volonté ne doit trouver joie sinon en ce qui est gloire et honneur de Dieu, et que le plus grand honneur que nous puissions lui donner est de le servir selon la perfection évangélique; et ce qui est en dehors de cela n’est d’aucune valeur ni d’aucun profit pour l’homme» [13].

Des différentes perspectives que le Saint souligne dans l’éducation de la foi, je veux en détacher deux qui revêtent aujourd’hui une importance particulière dans la vie des chrétiens: la relation entre raison naturelle et foi, et l’expérience de la foi que permet la prière intérieure.

12. Le fait que le Docteur de la foi et de la nuit obscure exalte si vivement la valeur de la raison humaine pourrait surprendre. Ce célèbre axiome est de lui: «Une seule pensée de l’homme vaut plus que le monde entier; c’est pour cela que Dieu seul en est digne» [14]. La supériorité de l’homme doué de raison sur le reste de la réalité du monde ne doit pas conduire à des prétentions de domination terrestre, mais bien plutôt doit-elle l’orienter vers la fin de sa nature la plus profonde: l’union avec Dieu, auquel il est semblable en dignité. Il n’y a donc pas lieu de mépriser la raison naturelle dans le domaine de la foi, pas plus que d’opposer la raison humaine et le message divin. Au contraire, l’une et l’autre opèrent en intime collaboration: «Il y a une raison naturelle, une loi et une doctrine évangélique qui suffisent amplement à nous conduire» [15]. La foi s’incarne et agit dans l’homme, être raisonnable, partagé entre ombres et lumières; le théologien et le croyant ne peuvent renoncer à leur raison, mais ils doivent l’ouvrir aux horizons du mystère [16].

13. L’expérience de la foi que permet la prière intérieure est un autre aspect que saint Jean de la Croix met particulièrement en relief dans ses écrits. A cet égard, c’est une constante préoccupation de l’Église que la promotion culturelle et théologique des fidèles dans l’éducation de la foi, afin qu’ils arrivent à approfondir leur vie intérieure et soient capables de donner raison de ce à quoi ils croient. Mais le progrès de l’intelligence de la foi doit passer par un développement de la dimension contemplative de cette foi, fruit de la rencontre avec le mystère de Dieu. Or, c’est précisément à cela que visent les grandes préoccupations pastorales du mystique espagnol.

Jean de la Croix a initié des générations de fidèles à la prière contemplative, comme à «une connaissance de Dieu ou attention amoureuse» à lui-même et aux mystères qu’il nous a révélés. Les pages que le Saint a consacrées à ce type de prière sont bien connues [17]. Il nous invite a vivre avec un regard de foi et d’amour contemplatif la célébration liturgique, l’adoration de l’eucharistie – source éternelle cachée dans le pain de vie –, la contemplation de la Trinité et des mystères du Christ, l’écouté amoureuse de la Parole divine, la communion avec Dieu dans la prière que soutient la contemplation des images sacrées, l’émerveillement devant la beauté de la création, avec ses «bois et forêts très denses plantés par la main de l’Aimé» [18]. Dans ce contexte, il mène l’âme à la simplification de l’union intérieure avec le Christ: «Comme Dieu, alors, pour communiquer ses grâces, traite avec elle dans une connaissance simple et amoureuse, l’âme aussi, en sa manière de recevoir, traite avec Lui dans une connaissance ou attention simple et amoureuse, si bien qu’ainsi la connaissance s’unit à la connaissance et l’amour à l’amour» [19].

La nuit obscure de la foi et le silence de Dieu

14. Le Docteur mystique éveille aujourd’hui l’intérêt de nombreux croyants et croyantes pour la description qu’il fait de la nuit obscure comme expérience typiquement humaine et chrétienne. Notre époque a vécu des moments dramatiques dans lesquels le silence ou l’absence de Dieu, l’expérience de calamités et de souffrances, comme les guerres et l’holocauste de tant d’êtres innocents ont mieux fait comprendre cette description, lui donnant en outre un caractère d’expérience collective, appliquée à la réalité même de la vie, et plus seulement à une étape du chemin spirituel. On a recours, aujourd’hui, à la doctrine du Saint devant ce mystère insondable de la douleur humaine.

Je fais allusion à ce monde spécifique de la souffrance dont j’ai parlé dans l’Exhortation apostolique Salvifici doloris. Souffrances physiques, morales ou spirituelles comme la maladie, le fléau de la faim, la guerre l’injustice, la solitude, la carence du sens de la vie, là fragilité même de l’existence humaine, la conscience douloureuse du péché, l’apparente absence de Dieu, sont, pour le croyant, une expérience purificatrice que l’on pourrait appeler nuit de la foi.

A cette expérience, Jean de la Croix a donné le nom symbolique et évocateur de nuit obscure, en référence explicite à la lumière et à l’obscurité du mystère de la foi. Sans prétendre donner à l’angoissant problème de la souffrance une réponse d’ordre spéculatif, à la lumière de l’Écriture et de l’expérience, il nous laisse entrevoir quelque chose de la transformation merveilleuse que Dieu accomplit dans l’obscurité, car «il sait si sagement et bellement tirer le bien du mal» [20]. Il s’agit, en définitive, de vivre le mystère de la mort et de la résurrection en Christ dans toute sa vérité.

15. Le silence ou absence de Dieu, comme une accusation ou comme une simple plainte, est un sentiment presque spontané lorsqu’on éprouve la douleur et l’injustice. Les mêmes qui n’attribuent pas à Dieu la cause des joies, le rendent souvent responsable de la douleur humaine. D’une manière différente, mais peut-être plus profondément, le chrétien vit le tourment de la perte de Dieu ou son éloignement de lui; il peut aller jusqu’à se sentir rejeté dans les ténèbres de l’abîme.

Le Docteur de la nuit obscure découvre dans cette expérience une amoureuse pédagogie de Dieu. Il se tait et parfois se cache parce qu’il a déjà parlé et qu’il s’est déjà manifesté, avec une clarté suffisante.

Même dans l’expérience de son absence, il peut communiquer foi, amour et espérance à celui qui s’ouvre à Lui avec humilité et douceur. Le Saint écrit: «L’âme était revêtue de cette blancheur de la foi au sortir de cette nuit obscure où, cheminant… dans les ténèbres et l’oppression intérieure,… elle souffrit avec constance et persévéra, passant par ces épreuves sans défaillir et manquer à l’Aimé; lui qui, dans les épreuves et tribulations éprouve la foi de son Épouse, de façon à ce qu’elle puisse ensuite dire avec vérité ce mot de David: Grâce aux paroles de tes lèvres, j’ai suivi de durs chemins (Ps 16, 4)» [21].

La pédagogie de Dieu agit dans ce cas comme une expression de son amour et de sa miséricorde. Il redonne à l’homme le sens de la gratuité, se faisant pour lui don, librement accepté. D’autres fois, il lui fait sentir toute la portée du péché, qui est offense envers lui en même temps que mort et vide pour l’homme. Il l’éduque aussi à discerner la présence et l’absence divines: l’homme n’a plus désormais à se laisser guider par des sentiments de goût ou de dégoût, mais par la foi et l’amour. Dieu est Père plein d’amour, dans les heures de réjouissance comme dans les moments de douleur.

La contemplation du Christ crucifié

16. Seul Jésus-Christ, Parole définitive du Père, peut révéler aux hommes le mystère de la douleur et illuminer par sa croix glorieuse les plus ténébreuses nuits du chrétien. Jean de la Croix, conséquent avec ses affirmations concernant le Christ, nous dit que Dieu, par la révélation de son Fils, «est devenu comme muet et n’a plus d’autre parole à nous communiquer» [22]; le silence de Dieu trouve sa plus éloquente parole, révélatrice de son amour, dans le Christ crucifié.

Le Saint de Fontiveros nous invite à contempler le mystère de la croix du Christ, comme il avait l’habitude de le faire, dans la poésie du «Pastoureau», ou encore dans son célèbre dessin du Crucifié, connu comme le Christ de saint Jean de la Croix. Il a certainement écrit l’une des pages les plus sublimes de la littérature chrétienne sur le mystère de l’abandon du Christ [23]. Le Christ a vécu la souffrance dans toute son âpreté jusqu’à la mort de la croix. Sur lui se concentrent, dans les derniers moments, les formes les plus extrêmes de la douleur physique, psychologique et spirituelle: «Mon Dieu, mon Dieu! Pourquoi m’as tu abandonné?» (Mt 27, 46). Cette souffrance atroce, provoquée par la haine et le mensonge, a une profonde valeur rédemptrice. Elle était ordonnée à ce qu’«il payât purement la dette et unit l’homme avec Dieu» [24]. Par sa remise amoureuse de soi au Père, au moment du plus grand abandon et de l’amour le plus grand, «il accomplit une œuvre plus grande que les miracles et les œuvres jamais accomplis durant sa vie, au ciel et sur la terre, qui fut de réconcilier le genre humain par la grâce avec Dieu» [25]. Le mystère de la croix du Christ dévoile ainsi la gravité au péché et l’immensité de l’amour du Rédempteur de l’homme. Dans la vie de la foi, le mystère de la croix du Christ est la référence habituelle et la norme de la vie chrétienne: «Quand vous rencontrerez quelque déplaisir et contrariété, souvenez-vous du Christ crucifié et gardez le silence. Vivez dans la foi et l’espérance, encore que ce soit dans l’obscurité, car dans ces ténèbres Dieu protège l’âme» [26]. La foi se transforme en flamme de charité, plus forte que la mort, semence et fruit de résurrection: «Ne pensez pas autre chose – écrit le Saint dans un moment d’épreuve –, sinon que c’est Dieu qui ordonne tout; «et là où il n’y a pas d’amour, mettez l’amour, et vous obtiendrez l’amour» [27]. Car, en définitive: «Au soir, on t’examinera sur l’amour» [28].  

 


[1] Édition en langue espagnole, Bibliothèque des Auteurs chrétiens, Madrid, 1979.

[2] Cf AAS LXXV (1983), p. 293-299.

[3] Const apost. Gaudium et spes, 21.

[4] Ibidem, 19.

[5] Montée du Mont Carmel, II, 29, 1.

[6] Cantique spirituel B, 26,13.

[7] Procès de béatification et de canonisation, Déclaration de Frère Alonso de la Mère de Dieu, in Biblioteca Mistica Carmelitana, XIV, Burgos, 1931, p. 121.

[8] Dits de Lumière, Prologue.

[9] Op. cit. note 7, Déclaration de Maria de la Cruz, p. 121.

[10] Cantique spirituel B, 1, 6 et 8.

[11] Montée du Mont Carmel, II, 24, 8.

[12] Cantique spirituel B, Prologue, 3.

[13] Montée, III 17, 2.

[14] Dits de lumière et d’amour, 34.

[15] Montée, Il, 21, 4.

[16] Cf. Congrégation pour la doctrine de la foi, 24 mai 1990, Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien, .

[17] Cf Montée, Il, 13-14; Vive flamme d’amour, 3, 32 et s.; cf. Congrégation pour la doctrine de la foi, 15 novembre 1989, Lettre aux évêques de l’Église catholique sur quelques aspects de la méditation chrétienne, 19.

[18] Cantique B, 4

[19] Vive Flamme d’amour, 3, 34.

[20] Cantique B, 23, 5.

[21] Nuit obscure, II, 21, 5.

[22] Montée, II, 22, 4.

[23] Cf Montée, II, 7, 5-11.

[24] Ibidem.

[25] Ibidem.

[26] Lettre n. 20.

[27] Lettre n. 26.

[28] Dits de lumière et d’amour, 59.




 

 



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