Index   Back Top Print

[ EN  - FR  - IT ]

#160; DISCOURS DU PAPE JEAN PAUL II
AU TRIBUNAL DE LA ROTE ROMAINE
POUR L'INAUGURATION DE L'ANNÉE JUDICIAIRE

Lundi 25 janvier 1988

 

1. Monseigneur le doyen, je vous suis vivement reconnaissant des nobles paroles par lesquelles vous vous êtes fait l'interprète des sentiments de tous. Je vous adresse mes salutations cordiales, que j'étends au Collège des prélats auditeurs du tribunal de la Rote romaine, aux officiers qui en font partie, aux membres du Studio et au collège des avocats de la Rote, que je vois ici largement représentés.

Cette rencontre annuelle avec vous me donne l'heureuse occasion de souligner l'importance de votre service ecclésial délicat et de vous exprimer mon estime et ma gratitude. Elle me donne en outre la possibilité de réfléchir un peu avec vous sur l'activité judiciaire de l'Eglise.

2. Au cours de cette rencontre d'aujourd'hui, reprenant le discours commencé l'an dernier (supra, pp. 200-205) je voudrais attirer votre attention sur le rôle du défenseur du lien dans les procès de nullité de mariage pour incapacité psychique.

Comme le soulignait magistralement Pie XII (supra, p. 27), le défenseur du lien est appelé à collaborer dans la recherche de la vérité objective quant à la nullité ou non du mariage dans des cas concrets. Cela ne signifie pas qu'il lui appartienne d'évaluer les arguments pour ou contre et de se prononcer sur la cause, mais signifie qu'il ne doit pas construire «une défense artificielle, sans se préoccuper de savoir si ses affirmations ont ou non un fondement sérieux» (ibid.).

Son rôle spécifique dans la collaboration pour découvrir la vérité objective consiste dans l'obligation «proponendi et exponendi omnia quæ rationabiliter adduci possint adversus nullitatem» (c. 1432).

Etant donné que le mariage, qui concerne le bien public de l'Eglise, «gaudet favore iuris» (c. 1060), le rôle du défenseur du lien est irremplaçable et d'une extrême importance. En conséquence, son absence dans un procès de nullité de mariage rend les actes nuls (c. 1433).

Comme j'ai déjà eu l'occasion de le rappeler, «on remarque parfois», ces derniers temps, «des tendances qui visent malheureusement à réduire son rôle» (supra, p. 82), jusqu'à le confondre avec celui d'autres participants au procès, ou à le réduire à quelque intervention formelle insignifiante, rendant pratiquement absente, dans la dialectique du procès, l'intervention de la personne qualifiée qui enquête réellement, propose et clarifie tout ce que l'on peut raisonnablement avancer contre la nullité, causant ainsi un grand dommage à l'administration correcte de la justice.

Aussi, je ressens le devoir de rappeler que le défenseur du lien «tenetur» (c. 1432) — c'est-à-dire a l'obligation, et non pas la simple faculté — d'accomplir avec sérieux sa tâche spécifique.

3. La nécessité de s'acquitter de cette obligation prend une importance particulière dans les causes matrimoniales, en soi très difficiles, qui concernent l'incapacité psychique des contractants. Ces causes, en effet, peuvent facilement donner lieu à confusion et malentendus — j'ai eu l'occasion de le souligner l'a n dernier — dans le dialogue entre le psychiatre ou le psychologue et le juge ecclésiastique, avec en conséquence un emploi incorrect des expertises psychiatriques et psychologiques. Cela requiert que l'intervention du défenseur du lien soit vraiment qualifiée et perspicace, de sorte qu'elle contribue efficacement à la clarté des faits et des significations, devenant aussi, dans les causes concrètes, une défense de la vision chrétienne de la nature humaine et du mariage.

Mais je voudrais me limiter à souligner deux éléments auxquels le défenseur du lien doit prêter une attention particulière dans ce genre de causes, c'est-à-dire la vision correcte de la normalité du contractant et les conclusions canoniques à tirer en présence de manifestations psychopathologiques, pour indiquer enfin en conséquence les tâches de celui qui doit défendre le lien.

I. Anthropologie chrétienne et réalisation de la personne

4. On connaît la difficulté, dans le domaine des sciences psychologiques et psychiatriques, que les experts eux-mêmes rencontrent pour définir, d'une manière satisfaisante pour tous, le concept de normalité. En tout cas, quelle que soit la définition donnée par les sciences psychologiques et psychiatriques, elle doit toujours être vérifiée à la lumière des concepts de l'anthropologie chrétienne, qui sont sous-jacents à la science canonique.

Dans les courants psychologiques et psychiatriques qui dominent aujourd'hui, les tentatives pour trouver une définition acceptable de la normalité font seulement référence à la dimension terrestre et naturelle de la personne, c'est-à-dire celle qui est perceptible par ces mêmes sciences humaines en tant que telles, sans prendre en considération le concept intégral de personne, dans sa dimension éternelle et dans sa vocation aux valeurs transcendantes de nature religieuse et morale. Dans cette vision réduite de la personne humaine et de sa vocation, on finit facilement par identifier la normalité, en ce qui concerne le mariage, avec la capacité de recevoir et d'offrir la possibilité d'une pleine réalisation dans le rapport au conjoint.

Assurément, cette conception de la normalité, également basée sur les valeurs naturelles, a une importance pour la capacité à tendre vers les valeurs transcendantes, en ce sens que dans les formes les plus graves de psychopathologie est également compromise la capacité du sujet à tendre vers les valeurs en général.

5. L'anthropologie chrétienne, enrichie par l'apport des découvertes faites récemment dans le domaine psychologique et psychiatrique, considère la personne humaine dans toutes ses dimensions: terrestre et éternelle, naturelle et transcendante. Selon cette vision intégrale, l'homme, tel qu'il existe historiquement, apparaît blessé intérieurement par le péché et en même temps racheté de manière toute gratuite par le sacrifice du Christ.

L'homme porte donc en lui le germe de la vie éternelle et la vocation à faire siennes les valeurs transcendantes. Mais il reste intérieurement vulnérable et dramatiquement exposé au risque de manquer à sa vocation, à cause de résistances et de difficultés qu'il rencontre dans son cheminement existentiel au niveau conscient, où la responsabilité morale est en cause, comme au niveau du subconscient, et cela aussi bien dans la vie psychique ordinaire que dans celle qui est affectée par des psychopathologies légères ou modérées, qui n'exercent pas d'influence substantielle sur la liberté de la personne à tendre vers les idéaux transcendants, choisis de manière responsable.

Ainsi, il est divisé, comme le dit saint Paul, entre l'Esprit et la chair, «car la chair, en ses désirs, s'oppose à l'Esprit et l'Esprit à la chair» (Ga 5,17) et, en même temps, il est appelé à vaincre la chair et à «marcher selon l'Esprit» (cf. Ga 5,16, 25). Et il est même appelé à crucifier la chair «avec ses passions et ses désirs» (Ga 5,24), c'est-à-dire en donnant à cette lutte inévitable et à la souffrance qu'elle comporte — donc aussi à ces limites apportées à sa liberté effective — une signification rédemptrice (cf. Rm 8,17-18). Dans cette lutte, «l'Esprit vient en aide à notre faiblesse» (Rm 8,26).

Donc, alors que pour le psychologue ou le psychiatre toute forme de psychopathologie peut sembler contraire à la normalité, pour le canoniste, qui s'inspire de la vision intégrale de l'homme dont nous avons parlé, le concept de normalité, c'est-à-dire celui de la condition humaine normale en ce monde, comprend aussi des formes modérées de difficultés psychologiques, avec l'appel qui s'ensuit à marcher selon l'Esprit même parmi les tribulations et au coût de renoncements et de sacrifices. En l'absence d'une telle vision intégrale de l'être humain, sur le plan théorique la normalité devient facilement un mythe et, sur le plan pratique, elle finit par nier à la majorité des personnes la possibilité de donner un consentement valide.

II. Expertises psychiatriques et conclusions juridiques

6. Le second élément sur lequel je voudrais m'arrêter est lié au premier et regarde les conclusions à tirer dans le domaine canonique quand les expertises psychiatriques montrent chez les époux la présence de quelque psychopathologie.

Gardant présent à l'esprit que seules les formes les plus graves de psychopathologie arrivent à attaquer la liberté substantielle de la personne et que les concepts psychologiques ne coïncident pas toujours avec ceux des canonistes, il est extrêmement important que, d'un côté, l'identification de ces formes les plus graves et leur différenciation d'avec les formes légères soient réalisées à l'aide d'une méthode scientifiquement sûre et que, d'autre part, les catégories appartenant à la science psychiatrique ou psychologique ne soient pas transférées de manière automatique dans le domaine du droit canonique, sans les nécessaires adaptations qui tiennent compte de la compétence spécifique de chaque science.

7. A ce propos, il ne faut pas oublier non plus que des difficultés et des divergences existent à l'intérieur de la science psychiatrique et psychologique elle-même, en ce qui concerne la définition de la psychopathologie. Certes, il y a des descriptions et des classifications qui recueillent un nombre plus élevé de consensus, rendant ainsi possible la communication scientifique. Mais c'est précisément par rapport à ces classifications et descriptions des principaux désordres psychiques que peut naître un grave danger dans le dialogue entre expert et canoniste.

Il n'est pas rare que les analyses psychologiques et psychiatriques conduites sur des contractants, au lieu de considérer «la nature et le degré des processus psychiques qui concernent le consentement matrimonial et la capacité de la personne à assumer les obligations essentielles du mariage» (supra, p. 201), se limitent à décrire le comportement des contractants aux divers âges de leur vie, rassemblant les manifestations anormales qui sont ensuite classées selon une étiquette diagnostique. Il faut dire franchement que cette opération, précieuse en soi, est cependant insuffisante pour offrir la réponse de clarification que le juge ecclésiastique attend de l'expert. Le juge doit donc demander que l'expert fasse un effort supplémentaire, pousse son analyse jusqu'à l'évaluation des causes et des processus dynamiques sous-jacents, sans s'arrêter seulement aux symptômes qui en découlent. Seule cette analyse totale du sujet, de ses capacités psychiques et de sa liberté à tendre aux valeurs en se réalisant par elles, est utilisable pour être traduite, par le juge, en catégories canoniques.

8. On devra par ailleurs prendre en considération toutes les hypothèses d'explication de la faillite du mariage dont on demande la déclaration de nullité, et non seulement celles qui dérivent de la psychopathologie. Si l'on ne fait qu'une analyse descriptive des divers comportements, sans chercher leur explication dynamique et sans s'efforcer de faire une évaluation globale des éléments qui complètent la personnalité du sujet, l'analyse de l'expert apparaît déjà déterminée à une seule conclusion: en effet, il n'est pas difficile de trouver chez les contractants des aspects infantiles et conflictuels qui, avec une telle façon de poser le problème, deviennent inévitablement «la preuve» de leur anormalité, alors qu'il s'agit peut-être de personnes substantiellement normales mais ayant des difficultés qui pouvaient être surmontées s'il n'y avait pas eu refus de la lutte et du sacrifice.

L'erreur est d'autant plus facile que, souvent, les expertises s'inspirent du présupposé selon lequel le passé d'une personne, non seulement aide à expliquer son présent, mais le détermine inévitablement, jusqu'à lui enlever toute possibilité de libre choix. Même dans ce cas, la conclusion est déterminée à l'avance, avec des conséquences très graves, si l'on considère combien il est facile de trouver dans l'enfance et dans l'adolescence de chacun des éléments traumatisants et inhibants.

9. Une autre source possible d'incompréhension dans l'évaluation des manifestations psychopathologiques, est constituée non par une aggravation excessive de la pathologie, mais, au contraire, par une surévaluation indue du concept de capacité matrimoniale. Comme je le faisais remarquer l'an passé (supra, p. 203, n° 6), l'équivoque peut naître du fait que l'expert déclare l'incapacité du contractant non en référence à la capacité minimale, suffisante pour un consentement valide, mais au contraire par rapport à l'idéal d'une pleine maturité pour une vie conjugale heureuse.

III. Le rôle du «défenseur du lien»

10. Dans les causes concernant l'incapacité psychique, le défenseur du lien est donc appelé à se référer constamment à une vision anthropologique adéquate de la normalité pour confronter à celle-ci les résultats des expertises. Il devra recueillir et signaler au juge d'éventuelles erreurs à ce propos, dans le passage des catégories psychologiques et psychiatriques aux catégories canoniques.

Il contribuera ainsi à éviter que les tensions et les difficultés qui sont inévitablement liées au choix et à la réalisation des idéaux du mariage, soient confondues avec les signes d'une grave pathologie; que la dimension subconsciente de la vie psychique ordinaire soit interprétée comme un conditionnement qui enlève la liberté substantielle de la personne; que toute forme d'insatisfaction ou d'inadaptation dans la période de la formation humaine soit comprise comme un facteur qui détruit nécessairement même la capacité de choisir et de réaliser l'objet du consentement matrimonial.

11. Le défenseur du lien doit en outre veiller à ce que l'on n'accepte pas comme suffisantes, pour fonder un diagnostic, des expertises qui ne sont pas scientifiquement sûres, ou bien qui sont limitées à la seule recherche des signes anormaux, sans la nécessaire analyse existentielle du contractant dans sa dimension intégrale.

Ainsi, par exemple, si on ne fait aucune allusion dans l'expertise à la responsabilité des conjoints ni à leurs possibles erreurs d'évaluation, ou bien si l'on ne considère pas les moyens à leur disposition pour remédier à des faiblesses ou des erreurs, il faut craindre qu'une orientation réductrice n'envahisse l'expertise, déterminant à l'avance les conclusions.

Cela vaut aussi dans le cas où le subconscient ou le passé sont présentés comme des facteurs qui non seulement exercent une influence sur la vie consciente de la personne mais la déterminent, étouffant la faculté de décider librement.

12. Dans l'accomplissement de sa tâche, le défenseur du lien doit adapter son action aux diverses phases du procès. Il lui appartient avant tout, dans l'intérêt de la vérité objective, de veiller à ce que l'on n'attende pas de lui des réponses en matière canonique. Ensuite, dans la phase du débat, il devra savoir évaluer correctement les expertises dans la mesure où elles sont défavorables au lien et signaler opportunément au juge les risques d'une interprétation incorrecte de celles-ci, se prévalant aussi du droit de réponse qui lui est consenti par la loi (c. 1063, § 3). Enfin, s'il s'aperçoit, en cas de sentence affirmative au premier degré, de déficiences dans les preuves sur lesquelles se base cette sentence, ou d'erreurs dans leur évaluation, il n'omettra pas d'interjeter appel et de le justifier.

De toute façon, le défenseur du lien devra demeurer dans sa compétence canonique spécifique, sans vouloir en rien rivaliser avec l'expert ou le remplacer dans le domaine de la science psychologique et psychiatrique.

Cependant, en vertu du c. 1435, qui demande de lui «prudence et zèle pour la justice», il doit savoir reconnaître, dans les prémisses comme dans les conclusions de l'expertise, les éléments qu'il faut confronter avec la vision chrétienne de la nature humaine et du mariage, en veillant à ce que soit sauvegardée la méthodologie correcte du dialogue interdisciplinaire avec le nécessaire respect des rôles respectifs.

13. La collaboration particulière du défenseur du lien dans la dynamique du procès fait de lui un personnage indispensable pour éviter des malentendus dans le prononcé des sentences, spécialement là où la culture dominante apparaît en contradiction avec la sauvegarde du lien matrimonial assumé par les contractants au moment des noces.

Si sa participation au procès se réduisait à la présentation d'observations purement rituelles, il y aurait un motif fondé pour en conclure à une ignorance inadmissible et (ou) à une grave négligence qui pèserait sur sa conscience, le rendant responsable à l'égard de la justice administrative des tribunaux, étant donné que son attitude affaiblirait la recherche effective de la vérité, laquelle doit toujours être «fondement, mère et loi de la justice» (supra, p. 168).

14. Tout en étant reconnaissant de l'œuvre savante et fidèle des défenseurs du lien de ce tribunal de la Rote romaine et de beaucoup d'autre s tribunaux ecclésiastiques, je voudrais encourager la reprise et le renforcement de ce rôle qualifié. Je souhaite qu'il soit toujours assumé avec compétence, clarté et engagement, spécialement parce que nous nous trouvons devant une mentalité grandissante peu respectueuse de la sacralité des liens assumés.

A vous-mêmes et à tous ceux qui sont au service de la justice dans l'Eglise, j'accorde ma bénédiction.

 



Copyright © Dicastero per la Comunicazione - Libreria Editrice Vaticana