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DISCOURS DU PAPE PAUL VI
AUX PARTICIPANTS AU
CONGRÈS THOMISTE INTERNATIONAL

Samedi 12 septembre 1970

 

Chers Messieurs,

L’homme existe-t-il? Une telle question, posée par un témoin attentif au drame spirituel de notre temps, n’est-elle pas significative du désarroi de beaucoup d’esprits aujourd’hui? «Si l’homme - écrit avec pertinence Maurice Zundel - se réduit exclusivement à des déterminismes physico-chimiques, réflétés dans les déterminismes psychiques et les complicités automatiques du moi phénoménal . . . . son destin ne pose aucun problème . . . II est un phénomène quelconque dans un monde auquel il est vain de chercher un sens . . . On peut concevoir, à la limite, un univers scientique fonctionnant automatiquement, où l’homme, dépassé par ses inventions, ne tiendrait plus aucune place. Un déterminisme intégral va dans cette direction. Il tend à rendre l’homme inutile, à le mettre hors circuit comme une machine primitive que l’on relègue au musée des antiquités» (M. ZUNDEL, L’homme existe-t-il?, Paris, Ed. Ouvrières, 1967, pp. 155-156).

Ces remarques sont graves, et vont loin. Car ce n’est pas impunément que des théologiens - ils n’en ont certes que le nom! - peuvent indéfiniment disserter sur la mort de Dieu, ou des philosophes - ils ne sont guère amis de la sagesse! - proclamer la mort de l’homme.
Après des siècles où Dieu a paru s’affirmer aux dépens de l’homme, ce dernier, hélas, a cru en effet ne pouvoir se grandir que par la négation du Créateur, sans s’apercevoir que la spirale de ses négations l’entraînait irrésistiblement de la mort de Dieu à la mort de l’homme. Celui-ci, auquel on reprochait de s’aliéner dans un idéal désincarné, se trouve maintenant comme pris au piège, devenu captif des choses, chosifié lui-même pourrait-on dire, à force d’être réduit à des dimensions fonctionnelles, jusqu’à ne plus être saisi que comme un être «unidimensionnel» (Cfr. par exemple, H. MARCUSE, L’homme unidimensionnel, Paris, Ed. de Minuit, 1968).
Il est des homicides spirituels, et qui dira les ravages accomplis par de telles pensées destructrices, chez nos contemporains, les jeunes en particulier, toujours épris d’absolu, prompts à se porter aux résolutions extrêmes, et soucieux à bon droit de mettre leur vie en accord avec les principes - ou l’absence de principes – qui leur sont présentés comme la dernière et la plus remarquable découverte des temps modernes?

C’est vous dire notre joie de vous accueillir ce matin, chers Messieurs, au terme du septième Congrès thomiste international que vous avez voulu consacrer à l’homme. Un rapide regard sur le programme envoyé par le zélé secrétaire de l’Académie romaine de saint Thomas d’Aquin, le cher et vénéré Père Boyer, nous a montré en effet le sérieux et la complexité des savantes contributions que vous avez apportées à cette réflexion capitale. Le sujet était immense, infini, pourrions-nous dire avec Pascal! Que l’on songe à ses incidences: biologiques, psychologiques, médicales, socio-culturelles, cosmologiques, historiques, éthiques, épistémologiques, ontologiques . . Aussi avez-vous eu raison de l’aborder sous trois angles essentiels: origine, nature et destin.
Au reste, que de questions soulevées, par vos contributions mêmes, sur «cet être mystérieux», dont le regretté Romano Guardini nous avertit avec pénétration: «Comme elle est périlleuse, l’illusion de l’homme sur son être réel, telle qu’elle s’exerce sans cesse par la parole, l’écriture, les images. A tel point que l’on éprouve parfois avec terreur ce sentiment: ce dont parlent la science, la littérature, la politique, le journal, le film, comme étant l’homme – ce n’est pas du tout l’homme» (R. GUARDINI, Morale au-delà des interdits, Paris, Cerf, 1970, 25 pp. et 29).

Aussi n’est-il pas de trop que la convergence de vos multiples disciplines pour cerner au plus près ce qu’est l’homme, sa place dans l’univers visible et dans l’échelle des êtres, sa nature profonde et essentielle à travers ses manifestations diverses d’homo faber, d’homo mathematicus, d’homo technicus, d’homo spiritualis . . . . d’homo phaenomenicus!
Qu’est-ce donc que l’homme? N’est-ce pas en définitive la seule question qui préoccupe l’humanité, et que l’on retrouve à travers les multiples manifestations de son génie, dans le flot mouvant des civilisations et des cultures? Sa préoccupation n’a-t-elle pas été constamment présente aux travaux du récent Concile Oecuménique, comme Nous le déclarions Nous-même au jour de sa clôture? (Cfr. Allocution du 7 décembre 1965, dans A.A.S. LVIII (1966), p. 55) Cet homme, disions-Nous plus récemment, dont «jamais peut-être comme de nos jours la littérature, le spectacle, l’art, la pensée philosophique n’ont témoigné de façon plus impitoyable de sa déficience, de sa faiblesse mentale, de la sensualité qui le domine, de son hypocrisie morale, de sa propension à la criminalité, de sa provocante cruauté, de ses possibilités d’abjection, de son inconsistante personnalité . . . C’est cela l’homme! Il est ainsi, le grand et malheureux enfant du siècle» (Radio-Message de Noël 1968, dans A.A.S. LXI (1969), p. 56).

Mais, l’homme, nous le savons aussi, c’est l’être qui nous émerveille, par l’éclat de sa pensée, par la ferveur de son lyrisme, par la splendeur de ses créations artistiques, par le génie de ses découvertes scientifiques, par ses ressources d’héroïsme moral, par le rayonnement de sa sainteté.
Selon que l’on suit l’une ou l’autre pente de ces considérations, les unes et les autres irréfutables, on se trouve conduit à des conceptions de l’homme radicalement opposées, et toutes aussi fausses, de l’optimisme naïf au pessimisme radical. C’est dire l’importance d’une étude phénoménologique de l’homme, menée en toute objectivité, sans rien exclure des manifestations apparemment contradictoires de son existence multiséculaire. C’est donc affirmer la nécessité, pour tout penseur chrétien digne de ce beau nom, d’une réflexion incarnée, enracinée dans l’observation la plus directe et la plus authentique. C’est enfin redire l’impérieux besoin d’une synthèse supérieure qui, en englobant l’acquis si précieux - bien plus, indispensable - des études anthropologiques contemporaines, et des sciences humaines en particulier, sache les maintenir à leur place et éviter leur emprise dévorante, dans la certitude que la seule parole qui explique l’homme, c’est Dieu Lui-même devenu Parole (Hebr. 1, 1), le Verbe fait chair (Io. 1, 14).

Notre temps, croyons-Nous, a besoin de redécouvrir les vérités essentielles. Emporté par le tourbillon de ses pensées, immergé dans les réalisations de son esprit inventif, prisonnier parfois de ses propres découvertes, l’homme risque de s’engloutir dans les moyens vertigineux qu’il s’est donnés, et d’oublier, au-delà des significations partielles, le sens même de son existence. Peut-être faut-il d’ailleurs que nous fassions notre examen de conscience à ce sujet: n’en est-il pas de même dans mainte discipline théologique et philosophique particulière, où les subtilités de l’analyse et les arguties du vocabulaire peuvent faire oublier la nécessité de la synthèse? Bref, n’avons-nous pas trop de philosophes et de théologiens en chambre qui oublient de réfléchir, avec tout l’acquis de leur savoir, la pénétration de leur jugement, la richesse de leur information, aux questions vitales posées par la vie des hommes d’aujourd’hui? Et à l’inverse, trop de penseurs qui, à force de s’enfouir dans la vie des hommes, ne réussissent plus à prendre la part de recul qui leur serait nécessaire pour apporter à tant d’interrogations dramatiques une réponse puisée aux sources de la révélation biblique et de la tradition de l’Eglise? Ne voyons-nous pas trop d’idées chrétiennes devenues folles emporter dans leur sarabande effrénée les certitudes les mieux fondées et les croyances les plus assurées? Quelle oeuvre admirable vous pouvez et devez accomplir, en cette heure qui demande plus que jamais «le courage de la vérité»! (Cfr. Notre Allocution au Sacré-Collège, le 18 mai 1970, dans A.A.S. LXII (1970), pp. 449-450)

Il est donc d’une importance capitale, bien plus d’une première nécessité, que philosophes et théologiens s’intéressent à toutes les manifestations de la vie de notre temps, écoutent les requêtes qui montent, des jeunes en particulier, comprennent les aspirations parfois confuses qui sourdent du plus profond des coeurs, en un mot sachent écouter pour pouvoir répondre, selon les lois essentielles du dialogue que Nous rappelions dans notre première encyclique (Ecclesiam suam, A.A.S. LVI (1964), pp. 638.647). Il y a là, est-il besoin de le dire, plus qu’une exigence pédagogique: c’est une requête profonde, qui tient à la nature même de l’homme, et de la vérité de salut que Nous voulons lui apporter, cette Bonne Nouvelle qui a pris visage d’homme pour révéler à l’homme qu’il était «la face humaine de Dieu», selon le mot admirable de saint Grégoire de Nysse (PG 44, 446 B). Gloria Dei, vivens homo (S. Irénée).
Cela est très important, Nous semble-t-il, pour les études philosophiques et théologiques des futurs prêtres, religieux et religieuses: c’est souvent pour avoir manqué de consistance anthropologique qu’un enseignement, par ailleurs respectable, est demeuré stérile, apparaissant par trop étranger aux requêtes d’un homme qui parcourt les immensités de l’espace, sonde les mystères de l’atome, et descend dans les profondeurs de son subconscient. «C’est à l’homme d’aujourd’hui, tel qu’il est, que l’Eglise apporte l’eau vive toujours jaillissante de la parole de vie . . . . lui révélant toute la grandeur de son destin et l’aidant à le réaliser, en accomplissant le dessein d’amour créateur et rédempteur» (Allocution au Sacré-Collège, le 22 juin 1970, dans Documentation Catholique, Paris, 1970, t. LXVII, p. 652).

Professeurs et chercheurs chrétiens ne devraient jamais perdre de vue l’éclairage biblique qui, de la Genèse à l’Apocalypse, met en pleine lumière la dimension théandrique de l’homme, créé à l’image d’un Dieu qui, pour le racheter, le tirer du péché, est lui-même devenu homme. L’anthropologie est indissociablement théologie et christologie: le type authentique de l’homme vivant, c’est le Christ préfiguré en Adam, lui qui est «le dernier Adam» (1 Cor. 15, 45), et «renouvelle sans cesse l’homme nouveau à l’image de celui qui l’a créé» (Col. 3, 10).
Homme de douleurs et Pantocrator, c’est lui qui comble suréminemment les meilleures aspirations de l’homme, en leur donnant tout leur sens . . . «s’il pouvait exister un homme capable de porter et d’unifier toute la chaîne des générations, toute la poussière des individus, un homme qui serait, en chacun et pour chacun, un bien illimité, un homme, enfin, qui serait en tous le même centre où ils ne seraient plus qu’un» (M. ZUNDEL, op. cd., p. 72). C’est celui-là même qui fut désigné par ces simples mots à une heure dramatique: «Ecce homo – Voici l’homme» (Io. 19, 5). C’est, nous dit François Mauriac, dont la grande voix ne cesse de retentir par-delà la tombe: « Ce Dieu qui est notre frère, cet homme qui est notre Dieu» (Semaine des intellectuels catholiques. Qu’est-ce que l’homme?, Paris, Horay, 1955, p. 250).

Il est donc, au milieu du brouhaha intellectuel de notre temps, des certitudes qu’il faut maintenir et qu’il vous revient d’expliquer, d’expliciter, d’éclairer, de fortifier par les recherches des diverses disciplines que vous honorez.
Tout d’abord, l’homme n’est pas un être qui serait lui-même son propre père. S’il est bien vrai, en un certain sens, que «l’homme fait, et en faisant, se fait», on ne saurait oublier que cette affirmation ne saurait être retenue dans son sens le plus radical. Microcosme certes, achèvement de l’univers, quasi démiurge par certaines de ses réalisations techniques qui sont de véritables prouesses scientifiques, à la fois épris d’aspirations quasi illimitées, et si vulnérable dans sa chair comme dans son esprit, si lié à la terre et à la matière, si proche du néant, l’homme, à sa place dans la hiérarchie des êtres, n’est pas plus la cause de leur existence qu’il n’est la source de la vérité avec laquelle il est en affinité profonde, ni du bien avec lequel il est en consonance directe, ni du beau qui suscite en lui une résonance immédiate. Toutes ces valeurs l’orientent vers un principe supérieur, le premier principe de tout le créé, le créateur, à la fois auteur, législateur et juge, qui se révèle à nous comme un père aimant. Ceci, quant à l’origine de l’homme.

Quant à sa nature, tout a été dit, maintes fois, sous tous les cieux, sur ce «roseau pensant», à la fois «gloire et rebut de l’univers», et sur le mystère de ce composé de misère et de grandeur, tel, disait Pascal, que «s’il se vante, je l’abaisse, et s’il s’abaisse, je le vante» (Pensées, Ed. Brunschvicg, 347, 434 et 420). Les phénoménologues nous le montrent se découvrant comme un «je» au moment où il prononce un «tu», et en même temps prenant conscience de ce qu’il est à la fois uni à la matière par ses sens et la transcendant par sa pensée et sa liberté. C’est affirmer que l’homme n’est exclusivement ni matière ni esprit, mais que le corps et l’âme le composent, comme le dit saint Augustin: In unitate personae anima unitur corpori, ut homo sit (Epist. 137; PL 33, 529). De cette affirmation, vous le savez, chers fils et messieurs, jaillissent maintes interrogations auxquelles il vous appartient de répondre, selon toutes les ressources de votre savoir, d’une manière appropriée à la formulation des questions éternelles par les générations d’aujourd’hui. Dans cette étude, l’Aquinate demeure toujours pour vous un guide sûr, par la pénétration et la maîtrise avec lesquelles il a étudié avec précision les problèmes posés par cette union mystérieuse: quelles sont les relations des deux principes, d’où vient l’unité du composé, comment le corps dépend-il de l’âme, comment l’âme peutelle subsister sans le corps dans le temps qui s’écoule entre la mort et la résurrection.

Problèmes complexes et fascinants, que l’on n’a jamais fini d’élucider, et qu’il faut sans cesse reprendre, pour faire comprendre à chaque génération nouvelle que l’homme qui n’est pas seulement matière, a un principe supérieur à la matière, une âme spirituelle, subsistante et immortelle, qui, pour un temps, existe séparée. Ceci, quant à la nature de l’homme.
Un autre thème, parmi les plus actuels et les plus graves, de ceux qui ont retenu à juste titre votre attention, est le rapport de l’homme avec l’histoire passée et présente des hommes. Si l’on ne peut nier que l’homme d’aujourd’hui ne subisse dans ses idées, ses goûts et ses besoins, l’influence d’un long passé, s’il est donc en quelque mesure fait aussi par l’histoire, s’ensuit-il que chaque situation historique le conditionne au point qu’il n’y aurait pas à proprement parler une nature, mais seulement une condition humaine? Du fait que l’homme individuel serait le lieu géométrique du croisement d’un certain nombre de chromosomes, de l’interférence des rapports de production, des influences conjuguées d’une éducation, d’un milieu social, et de structures linguistiques déterminées, faudrait-il en conclure que l’homme ne serait plus l’homme, mais le produit incertain d’une histoire, d’une géographie économique et politique, d’une famille et d’une société culturelle?

Bref, l’homme se serait-il perdu dans le dédale des sciences humaines devenues la source d’un néo-positivisme, tant il est vrai que «les philosophies qui annoncent aujourd’hui la mort de l’homme se recommandent volontiers de la science» (M. DUTRENNE, Pour l’homme, Paris, Seuil, 1968, p. 201).
L’humaniste d’hier affirmait avec Pascal: «L’homme passe infiniment l’homme» (Pensées, Ed. Brunschvicg, 434). Le chrétien d’aujourd’hui, refusant de céder au vertige du néant comme à la tentation prométhéenne, si proches en définitive l’un de l’autre, affirme que l’humain dépasse les avatars de l’existence, et qu’une certaine idée de l’homme transcende toutes les analyses scientifiques. Depuis que Dieu se manifesta à Abraham, et que le dialogue brisé par le péché d’Adam s’est renoué entre la créature et son créateur, l’humanisme judéo-chrétien n’a cessé d’affirmer l’éminente et singulière dignité de chaque personne humaine, créée à l’image de Dieu, dans l’amour et la liberté: tous les progrès des sciences ne porteront jamais atteinte à cette affirmation première et fondamentale sur l’origine, la nature et le destin de l’homme : créé par Dieu, renouvelé dans le Christ, appelé à entrer pour l’éternité dans la famille des enfants de Dieu, bien mieux dans l’intimité de Dieu lui-même.

Qui ne le voit? Bien loin de l’enfermer, ces affirmations de la foi ouvrent à la spéculation de l’homme des dimensions quasi infinies, au moment où il accède aux sources cosmiques de l’énergie, mais où ces progrès étourdissants, en lui rendant plus incompréhensibles l’épreuve de la souffrance et le scandale de la mort, ne font que rendre plus lancinante la question du sens de la vie. Tant que la justice sera aussi nécessaire à l’homme que les nourritures terrestres, tant que les cultures, dans leur mouvante complexité, révéleront une quête de l’infini toujours renaissante, tant que l’homme demeurera épris du beau, assoiffé du vrai, désireux du bien, l’aventure humaine gardera les traits d’une histoire qui s’achemine vers son terme divin.
Assurés de ces certitudes, ce doit être aujourd’hui l’honneur des philosophes et des théologiens, à l’exemple de leur illustre devancier et maître, saint Thomas d’Aquin, d’apporter à nos contemporains de quoi surmonter l’angoisse des finalités, et la crise du sens, qui transforment en obscur labyrinthe leurs propres découvertes. Que ce Congrès ait pu en être l’occasion, et apporter à chacun de vous une raison nouvelle d’œuvrer avec compétence et rayonnement dans ses recherches et son enseignement sur l’homme, suffirait à en marquer l’importance.
De tout cœur, chers fils et Messieurs, Nous nous en félicitons avec vous, en appelant sur vos personnes et sur vos travaux l’abondance des divines bénédictions.

                     



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