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DISCOURS DU PAPE PIE XII
AUX PARTICIPANTS AU Ier CONGRÈS
INTERNATIONAL DES INGÉNIEURS*

Vendredi 9 octobre 1953

 

Nous n'hésitons pas, Messieurs, à considérer comme un événement important le Ier Congrès de la Fédération Internationale des Associations Nationales d'Ingénieurs, qui vous réunit à Rome pour débattre diverses questions concernant la formation générale de l'ingénieur en vue de ses devoirs sociaux. L'intérêt du sujet et la haute qualification des membres de votre assemblée permettent d'augurer que vos travaux trouveront partout de nombreux échos. Aussi sommes-Nous heureux de vous accueillir ici pour vous dire combien Nous faisons Nôtres vos préoccupations.

Les arguments que vous traitez dans vos sessions rejoignent en effet l'un de Nos soucis habituels, car ils touchent à certains aspects les plus typiques de la société moderne et conditionnent aussi son orientation future. Notre intention n'est pas d'ajouter des considérations nouvelles à celles que vous avez déjà développées avec autorité et compétence, mais plutôt de Nous arrêter sur certains points qui Nous paraissent mériter une attention particulière, tant pour leur contenu intrinsèque que pour les conséquences qui en découlent.

Votre présente session fixe incontestablement une étape dans la croissance des Associations d'Ingénieurs et leur collaboration sur le plan international, Sans doute, on tend déjà, sur le plan européen, à l'unification des activités, non seulement politiques et économiques, mais aussi professionnelles et culturelles. Toutefois les motifs qui vous poussent, et la signification que vous attribuez à vos travaux, permettent d'en espérer des résultats spécialement féconds. Loin de vous borner au seul problème de la formation de l'ingénieur, à son rôle dans la profession technique, vous envisagez aussi sa fonction dans l'économie, la vie publique, la structure sociale de la nation, et même dans l'ensemble des professions et dans le cadre de l'Europe elle-même. Il Nous plaît également de voir avec quelle sincérité et quelle conviction ces matières complexes ont été abordées par les différents rapporteurs. Un examen sérieux vous a permis de déceler dans les divers pays les positions de chaque groupe, ses convictions et ses espoirs, ses déficiences aussi et la manière dont il envisage les remèdes. Même s'il n'est pas possible d'entrer dans le détail des solutions, même si celles-ci ne dépendent pas entièrement de vous, vous avez du moins pris conscience des données générales de la situation et des lignes à suivre pour l'améliorer. Vous avez surtout avivé un esprit collectif qui, par dessus les diverses nuances locales, vous réunit tous dans un accord fondamental, où les tendances similaires et les points de contact sont bien plus nombreux que les divergences. Vous savez que vous constituez une force dans le domaine professionnel, et plus encore sur le plan moral: cette force unifiée et bien dirigée est capable à son tour d'entraîner dans son sillage beaucoup d'individus et d'ensembles encore indécis, dépourvus peut-être de programme bien défini d'étude et d'action, et qui, maintenant, subiront l'attraction de votre mouvement et des idées dont il s'est fait le promoteur.

Voilà pourquoi votre Congrès ne manquera pas d'exercer une influence durable et profonde, si du moins, fidèles aux méthodes qui vous inspirent, vous conformez vos démarches personnelles aux principes, dont vous avez apprécié le bien-fondé et l'efficacité.

Plus d'une fois, les rapporteurs ont dénoncé avec regret la situation paradoxale, qui semble être faite à votre profession. Il est en effet hors de doute que l'ingénieur occupe, parmi ceux qui ont construit et continuent à élaborer le monde moderne, une position éminente. La civilisation actuelle se distingue par une extraordinaire évolution des moyens d'action de l'homme, de sa capacité d'observer les phénomènes, de fabriquer des outils destinés à transformer la matière, de construire des engins susceptibles de triompher des distances, et d'établir des échanges rapides et sûrs entre les divers pays; et ces résultats sont le fruit des recherches de l'ingénieur et de ses longues et minutieuses mises au point. Cependant, malgré l'ampleur considérable de son apport, il constate qu'on lui accorde une place trop réduite dans l'organisation de la société, qu'il accède rarement aux postes de commande. Prêt à fournir sa collaboration pour l'exécution des projets d'autrui, il prendra rarement en mains la direction des forces économiques, administratives, politiques, dont dépend la marche des institutions publiques. Vous avez indiqué diverses causes de cet état de choses : l'une d'elles retiendra Notre attention, parce qu'elle Nous paraît plus significative que les autres.

On a relevé à juste titre combien la formation propre de l'ingénieur, basée sur l'étude des mathématiques et des sciences expérimentales, le rendait apte à l'observation des réalités concrètes, à l'appréciation des forces et des ressources de la nature et de leurs possibilités d'utilisation. La construction de machines et d'ouvrages d'art exige la plus grande précision, autant dans les calculs préliminaires que dans la construction elle-même et l'agencement des différentes pièces. Même de petits défauts se remarquent très vite et la sanction de la réussite ou de l'échec vient sans retard. L'exercice continu d'un métier aux exigences aussi impérieuses habitue l'ingénieur à s'attacher étroitement aux problèmes concrets, dont les solutions doivent être immédiatement utilisables. Le progrès technique est à ce prix et une invention se voit périmée dès qu'apparaît un procédé plus efficace et moins coûteux. Aussi, appliqué constamment à résoudre des questions pratiques, l'ingénieur cède parfois à la tentation de négliger quelque peu l'aspect scientifique de sa carrière, de préférer les procédés empiriques aux solutions théoriques vraies et définitives. Obligé souvent d'obéir à des considérations administratives et économiques, il risque peu à peu de voir se rétrécir sa vision intellectuelle des problèmes et de s'absorber trop exclusivement dans un cercle d'intérêts immédiats au détriment de points de vue supérieurs, moins immédiatement utiles peut-être, mais plus universels et par conséquent de plus grande portée. Vous insistez donc à juste titre sur la nécessité d'une culture scientifique générale, qui permette à l'ingénieur de dépasser aisément sa spécialité et les contingences trop étroites de ses occupations ordinaires pour s'intéresser aux branches connexes et s'aider de leurs ressources. Son pouvoir créateur s'en trouve intensément stimulé et, par là, son efficacité dans la branche qui lui est propre.

Il faut cependant avoir le courage d'aller plus loin. Si les applications de la technique ont grandement accru la prospérité économique et répandu un bien-être réel parmi des couches plus larges de la population, ceci ne représente encore qu'un acquis partiel. Nous dirions volontiers qu'il s'agit d'un premier stade, qui sera le point d'appui de tous les autres, mais ne peut se suffire à lui seul. L'histoire montre que les ères de découvertes et d'inventions ouvrent d'habitude une crise plus ou moins profonde des institution et des mœurs. Une sorte de révolution intellectuelle et spirituelle bouleverse les esprits et les façons de vivre. Il faut alors un certain temps avant que la société reprenne pleinement possession d'elle-même et maîtrise les nouveaux moyens d'action qu'on lui a mis entre les mains pour accéder au véritable épanouissement, à l'efflorescence équilibrée de tous les domaines de la culture. En ce sens, on peut dire de l'ingénieur qu'il accomplit une tâche de précurseur, qu'il va de l'avant, tendu vers les acquisitions nouvelles et vers l'extension continue du potentiel technique. Cela pourtant ne suffit pas. Il doit aussi pour exercer sur son temps l'influence qu'il ambitionne, savoir pour ainsi dire se retourner et mesurer son action non au progrès de l'équipement scientifique et industriel, mais à celui du développement d'ensemble de l'humanité. Il ne s'agit nullement de contester l'excellence de la technique, les innombrables services qu'elle rend, les qualités intellectuelles et morales qu'elle exige de ceux qui s'y adonnent. Mais elle ne satisfait qu'une catégorie des besoins de l'humanité: exaltée pour elle-même et indépendamment du reste, elle devient nocive et trouble l'ordre existant plutôt qu'elle ne l'améliore réellement.

C'est dire que, si l'ingénieur aspire à remplir un rôle de guide et d'initiateur des démarches sociales, il importe d'abord qu'il possède une vue réfléchie des fins générales de la société humaine et de tous les éléments qui conditionnent son évolution. Non qu'il doive être compétent en toutes les matières des sciences juridiques, économiques et autres, bien qu'elles puissent lui apporter un utile complément d'information. Mais il lui faut acquérir une idée personnelle et suffisamment approfondie des lois naturelles qui gouvernent l'homme et régissent son activité comme individu et comme membre des divers groupes sociaux, en particulier de la famille et de la nation. À cette fin, on ne peut se contenter de considérer l'homme d'aujourd'hui; il est nécessaire de l'expliquer en suivant son élaboration à travers les périodes, qui ont marqué le développement de la civilisation. On aperçoit mieux la signification des éléments particuliers en les replaçant dans le plan général, où ils s'intègrent et où ils apparaissent dans leur juste perspective. N'est-ce pas là d'ailleurs le signe de la vraie culture, soucieuse de distinguer l'essentiel de l'accessoire et de discerner dans un résultat global la part qui revient à chacune des composantes. Il ne s'agit nullement, répétons-le, de devenir spécialistes en ces domaines, mais bien de garder l'esprit ouvert à toutes les formes du bien et de la beauté créées par l'initiative et le dévouement des hommes, celles de notre époque et celles du passé, et d'apercevoir les relations qui les enchaînent et en commandent la hiérarchie.

De cette largeur d'esprit, l'Église elle-même fournit un exemple trop peu remarqué. Chargée depuis vingt siècles d'éduquer la vie religieuse et morale de l'homme, elle ne s'est nullement désintéressée de ses autres préoccupations ou de ses besoins, qu'il s'agisse de sa situation matérielle ou juridique, de son éducation, de l'organisation familiale et civile. L'Église n'est jamais restée cantonnée dans une conception étroite de l'homme, parce qu'elle sait la complexité de sa nature et connaît mieux que d'autres la condition humaine. Sa doctrine sociale reflète très exactement cette position centrale et s'efforce de faire respecter l'ordre des exigences de l'homme total, corps et âme, individu et membre de la société, enfant des hommes et fils de Dieu. C'est pourquoi les principes chrétiens sont les plus sûrs garants d'une évolution normale et heureuse de l'humanité.

Nous avons loué tantôt votre souci de répondre pleinement à votre rôle social. Votre situation au sein des entreprises, où vous constituez le lien entre la direction générale et les agents d'exécution, réclame de vous non seulement des aptitudes professionnelles, mais un sens profondément humain. Vous avez à diriger des personnes intelligentes et libres. Si vous vous efforcez de garder devant les yeux la vue de l'homme totale et compréhensive, dont Nous venons de parler, vous n'aurez pas de peine à vous rendre compte que les problèmes personnels qui engagent votre vie et votre destinée, ceux qui touchent aux couches les plus intimes de votre esprit et de votre cœur, se posent avec autant d'acuité, bien que d'une manière moins réfléchie, pour le plus humble de vos subordonnés. Vous aimez qu'on vous confie (les responsabilités, qu'on vous laisse la liberté de prendre des initiatives; vous désirez percevoir le but poursuivi et enregistrer au fur et à mesure les étapes qui vous en rapprochent, vous souhaitez déborder le cadre purement professionnel, pour développer votre personnalité tout entière ; tout cela est bon et légitime. Il est donc souhaitable que le travailleur le plus modeste y participe progressivement. Après l'avoir traité trop longtemps comme un outil de production, corvéable à merci, on s'est préoccupé des conditions matérielles de son existence. On reconnaît à présent qu'il serait bien insuffisant d'en rester là. Puisque le travail est pour tout homme une nécessité, il faut que les occupations professionnelles ne briment pas ses sentiments les plus naturels et les plus spontanés, mais respectent pleinement sa dignité. C'est dire qu'il ne peut suffire de voir en lui un producteur de biens, mais qu'il faut le traiter comme un être spirituel que son travail doit ennoblir et qui attend de ses chefs plus encore que de ses égaux l'intelligence de ses besoins et une sympathie vraiment fraternelle.

Pour accroître son influence et le prestige de sa profession, il n'est pas nécessaire que l'ingénieur cherche à sortir de son rôle. Dans un univers où s'ouvrent tant de chantiers, des tâches splendides l'attendent, s'il prend garde de ne pas laisser rétrécir son champ de vision ni alanguir sa générosité. Pour cela, que sa vie personnelle soit ordonnée, qu'il respecte en lui les aspirations les plus hautes, d'ordre religieux et moral. Que jamais des intérêts égoïstes, l'attachement aux commodités ou à la richesse, la poursuite d'avantages matériels ou honorifiques, n'entachent son idéal, cet idéal que pendant ces jours d'étude vous avez voulu regarder dans toute sa noblesse.

Nous vous souhaitons le courage optimiste, que n'entament pas les échecs et les difficultés inévitables. Vous rencontrerez sur votre route du scepticisme et de l'incompréhension. Mais votre foi aux destinées authentiques de l'humanité n'en sera pas affectée. Dieu qui connaît le fond des cœurs approuve vos intentions généreuses. Qu'Il vous donne la force de les réaliser et protège vos personnes, vos familles et vos collaborateurs.


* Discours et Messages-radio de S.S. Pie XII, XV,
 Quinzième année de pontificat, 2 mars 1953 - 1er mars 1954, pp. 383 - 388
 Typographie Polyglotte Vaticane.

 



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