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LETTRE DU SOUVERAIN PONTIFE
à Son Eminence le Cardinal RICHARD,
Archeveque de Paris

Au Sujet des Congrégations

A Notre cher Fils FRANÇOIS, du titre de Sainte-Marie in via,
Pretre Cardinal RICHARD, Archeveque de Paris.

Notre Cher Fils, Salut et Bénédiction Apostolique

 

Au milieu des consolations que Nous procurait l'Année Sainte par le pieux empressement des pèlerins accourus à Rome de tous les points du monde, Nous avons éprouvé une a mère tristesse en apprenant les dangers qui menacent les Congrégations religieuses en France. — A force de malentendus et de préjugés, on en est venu à penser qu'il serait nécessaire au bien de l'Etat de restreindre leur liberté et peut-être même de procéder plus durement contre elles. Le devoir de Notre ministère suprême et l'affection profonde que Nous portons à la France Nous engagent à vous parler de ce grave et important sujet, dans l'espoir que, mieux éclairés, les hommes droits et impartiaux reviendront à de plus équitables conseils. En même temps qu'à vous, Nous Nous adressons à Nos vénérables frères vos Collègues de l'épiscopat français. Au nom des graves sollicitudes que vous partagez avec Nous, il vous appartient de dissiper les préjugés que vous constatez sur place et d'empêcher, autant qu'il est en vous, d'irréparables malheurs pour l'Eglise et pour la France.

Les Ordres religieux tirent, chacun le sait, leur origine et leur raison d'être de ces sublimes Conseils évangéliques, que notre divin Rédempteur adressa pour tout le cours des siècles, à ceux qui veulent conquérir la perfection chrétienne: âmes fortes et généreuses qui par la prière et la contemplation, par de saintes austérités, par la pratique de certaines règles s'efforcent de monter jusqu'aux plus hauts sommets de la vie spirituelle. Nés sous l'action de l'Eglise dont l'autorité sanctionne leur gouvernement et leur discipline, les Ordres religieux forment une portion choisie du troupeau de Jésus-Christ Ils sont, suivant la parole de Saint Cyprien, l'honneur et la parure de la grâce spirituelle (De discipl. et habitu Virginum) en même temps qu'ils attestent la sainte fécondité de l'Eglise. Leurs promesses, faites librement et spontanément, après avoir été mûries dans les réflexions du noviciat, ont été regardées et respectées par tous les siècles, comme des choses sacrées, sources des plus rares vertus. Le but de ces engagements est double : d'abord élever les personnes qui les émettent à un plus haut degré de perfection; ensuite les préparer, en épurant et en fortifiant leurs âmes, â un ministère extérieur qui s'exerce pour le salut éternel du prochain et pour le soulagement des misères si nombreuses de l'humanité. Ainsi, travaillant sous la direction suprême du Siège Apostolique à réaliser l'idéal de perfection tracé par Notre Seigneur, et vivant sous des règles qui n'ont absolument rien de contraire à une forme quelconque de gouvernement civil, les Instituts religieux coopèrent grandement à la mission de l'Eglise, qui consiste essentiellement à sanctifier les âmes et à faire du bien à l'humanité. C'est pourquoi partout où l'Eglise s'est trouvée en possession de sa liberté, partout où a été respecté le droit naturel de tout citoyen de choisir le genre de vie qu'il estime le plus conforme à ses goûts et à son perfectionnement moral, partout aussi les Ordres religieux ont surgi comme une production spontanée du sol catholique, et les Evêques les ont considérés à bon droit comme des auxiliaires précieux du saint ministère et de la charité chrétienne.

Mais ce n'est pas à l'Eglise seule que les Ordres religieux ont rendu d'immenses services dès leur origine : c'est à la société civile elle-même. Ils ont eu le mérite de prêcher la vertu aux foules par l'apostolat de l'exemple autant que par celui de la parole, de former et d'embellir les esprits par l'enseignement des sciences sacrées et profanes, et d'accroître même par des œuvres brillantes et durables le patrimoine des beaux-arts. Pendant que leurs docteurs illustraient les Universités par la profondeur et l'étendue de leur savoir, pendant que leurs maisons devenaient le refuge des connaissances divines et humaines, et, dans le naufrage de la civilisation, sauvaient d'une ruine certaine les chefs d'oeuvre de l'antique sagesse, souvent d'autres religieux s'enfonçaient dans des régions inhospitalières, marécages ou forêts impénétrables, et là, desséchant, défrichant, bravant toutes les fatigues et tous les périls, cultivant, à la sueur de leur front les âmes en même temps que la terre, ils fondaient autour de leurs monastères et à l'ombre de la croix des centres de population qui devinrent des bourgades ou des villes florissantes, gouvernées avec douceur, où l'agriculture et l'industrie commencèrent à prendre leur essor.

Quand le petit nombre des prêtres ou le besoin des temps l'exigèrent, on vit sortir des cloîtres des légions d'apôtres, éminents par la sainteté et la doctrine, qui, apportant vaillamment leur concours aux évoques, exercèrent sur la société l'action la plus heureuse en apaisant les discordes, en étouffant les haines, en ramenant les peuples au sentiment du devoir et en remettant en honneur les principes de la religion et de la civilisation chrétiennes.

Tels sont, brièvement indiqués, les mérites des Ordres religieux dans le passé. L'histoire impartiale les a enregistrés, et il est superflu de s'y étendre plus longuement. Ni leur activité, ni leur zèle, ni leur amour du prochain ne se sont amoindris de nos jours. Le bien qu'ils accomplissent frappe tous les yeux, et leurs vertus brillent d'un éclat qu'aucune accusation, qu'aucune attaque n'a pu ternir.

Dans cette noble carrière, où les Congrégations religieuses font assaut d'activité bienfaisante, celles de France, Nous le déclarons avec joie une fois de plus, occupent une place d'honneur. Les unes, vouées à l'enseignement, inculquent à la jeunesse, en même temps que l'instruction, les principes de religion, de vertu et de devoir, sur lesquels reposent essentiellement la tranquillité publique et la prospérité des états. Les autres, consacrées aux diverses œuvres de charité, portent un secours efficace à toutes les misères physiques et morales dans les innombrables asiles, où elles soignent les malades, les infirmes, les vieillards, les orphelins, les aliénés, les incurables, sans que jamais aucune besogne périlleuse, rebutante et ingrate arrête leur courage ou diminue leur ardeur. Ces mérites, plus d'une fois reconnus par les hommes les moins suspects, plus d'une fois honorés par des récompenses publiques, font de ces Congrégations la gloire de l'Eglise tout entière et la gloire particulière et éclatante de la France, qu'elles ont toujours noblement servie et qu'elles aiment avec un patriotisme capable, on l'a vu mille fois, d'affronter joyeusement la mort.

Il est évident que la disparition de ces champions de la charité chrétienne causerait au pays d'irréparables dommages. En tarissant une source si abondante de secours volontaires, elle augmenterait notablement la misère publique, et, du même coup, cesserait une éloquente prédication de fraternité et de concorde. A une société où fermentent tant d'éléments de trouble, tant de haines, il faut, en effet, de grands exemples d'abnégation, d'amour et de désintéressement. Et quoi de plus propre à élever et à pacifier les âmes, que le spectacle de ce s hommes et de ces femmes qui, sacrifiant une situation heureuse, distinguée et souvent illustre, se font volontairement les frères et les sœurs des enfants du peuple, en pratiquant envers eux l'égalité vraie par le dévoûment sans réserve aux deshérités, aux abandonnés et aux souffrants?

Si admirable est l'activité des Congrégations françaises, qu'elle n'a pu rester circonscrite aux frontières nationales et qu'elle est allée porter l'Evangile jusqu'aux extrémités du monde, et, avec l'Evangile, le nom, la langue, le prestige de la France. Exilés volontaires, les Missionnaires français s'en vont, à travers les tempêtes de l'Océan et les sables du désert, chercher des âmes à conquérir dans des régions lointaines et souvent inexplorées. On les voit s'établir au milieu de peuplades sauvages pour les civiliser en leur enseignant les éléments du christianisme, l'amour de Dieu et du prochain, le travail, le respect des faibles, les bonnes mœurs; et ils se dévouent ainsi, sans attendre aucune récompense terrestre, jusqu'à une mort souvent hâtée par les fatigues, le climat ou le fer du bourreau. Respectueux des lois, soumis aux autorités établies, ils n'apportent, partout où ils passent, que la civilisation et la paix; ils n'ont d'autre ambition que d'éclairer les infortunés auxquels ils s'adressent, et de les amener à la morale chrétienne et au sentiment de leur dignité d'hommes. Il n'est pas rare, d'ailleurs qu'ils apportent en outre d'importantes contributions à la science, en aidant aux recherches qui se font sur ses différents domaines: l'étude des variétés de races dans l'espèce humaine, les langues, l'histoire, la nature et les produits du sol, et autres questions de ce genre.

C'est précisément sur l'action laborieuse, patiente, infatigable de ces admirables Missionnaires qu'est principalement fondé le protectorat de la France, que les gouvernements successifs de ce pays ont tous été jaloux de lui conserver, et que Nous-même Nous avons affirmé publiquement. Du reste, l'attachement inviolable des Missionnaires français à leur patrie, les services éminents qu'ils lui rendent, la grande influence qu'ils lui assurent particulièrement en Orient, sont des faits reconnus par des hommes d'opinions très-diverses, et naguère encore proclamés solennellement par les voix les plus autorisées.

Dans ces conjonctures, ce ne serait pas seulement répondre à tant de services par une inexplicable ingratitude, ce serait, évidemment, renoncer du même coup aux bénéfices qui en dérivent, que d'ôter aux Congrégations religieuses, à l'intérieur, cette liberté et cette paix qui seules peuvent assurer le recrutement de leurs Membres et l'oeuvre longue et laborieuse de leur formation. D'autres nations en ont fait la douloureuse expérience. Après avoir arrêté à l'intérieur l'expansion des Congrégations religieuses et en avoir tari graduellement la sève, elles ont vu, à l'extérieur, décliner proportionnellement leur influence et leur prestige, car il est impossible de demander des fruits à un arbre, dont on a coupé les racines.

Il est facile aussi de voir que tous les grands intérêts engagés dans cette question seraient gravement compromis, même dans le cas où l'on épargnerait les Congrégations de Missionnaires pour frapper les autres; car, à le bien considérer, l'existence et l'action des unes sont liées à l'existence et à l'action des autres. En effet, la vocation du religieux Missionnaire germe et se dévoloppe sous la parole du religieux prédicateur, sous la direction pieuse du religieux enseignant et même sous l'influence surnaturelle du religieux contemplatif.

D'ailleurs, on peut s'imaginer la situation pénible qui serait faite aux Missionnaires et la diminution que subiraient certainement leur autorité et leur prestige, dès que les peuples qu'ils évangélisent apprendraient que les Congrégations religieuses, loin de trouver dans leur pays protection et respect, y sont traitées avec hostilité et rigueur. Mais, élevant encore la question, Nous devons remarquer que les Congrégations religieuses, ainsi que Nous l'avons dit plus haut, représentent la pratique publique de la perfection chrétienne; et, s'il est certain qu'il y a et qu'il y aura toujours dans l'Eglise des âmes d'élite pour y aspirer sous l'influence de la grâce, il serait injuste d'entraver leurs desseins. Ce serait attenter à la liberté même de l'Eglise qui est garantie en France par un pacte solennel: car tout ce qui l'empêche de mener les âmes à la perfection, nuit au libre exercice de sa mission divine.

Frapper les Ordres religieux, ce serait encore priver l'Eglise de coopérateurs dévoués: d'abord à l'intérieur, où ils sont les auxiliaires nécessaires de l'épiscopat et du clergé en exerçant le saint ministère et la fonction de l'enseignement catholique, cet enseignement que l'Eglise a le droit et le devoir de dispenser et qui est réclamé par la conscience des fidèles; puis à l'extérieur, où les intérêts généraux de l'Apostolat de sa prin cipale force dans toutes les parties du monde sont représentés principalement par les Congrégations françaises. Le coup qui les frapperait, aurait donc son retentissement partout, et le Saint-Siège, tenu par mandat divin de pourvoir à la diffusion de l'Evangile, se verrait dans la nécessité de ne point s'opposer à ce que les vides laissés par les missionnaires français fussent comblés par des missionnaires d'autres nationalités.

Enfin Nous devons faire observer, que frapper les Congrégations religieuses ce serait s'éloigner, à leur détriment, de ces principes démocratiques de liberté et d'égalité qui forment actuellement la base du droit constitutionnel en France et y garantissent la liberté individuelle et collective de tous les citoyens, quand leurs actions et leur genre de vie ont un but honnête qui ne lèse les droits et les intérêts légitimes de personne. Non, dans un état d'une civilisation aussi avancée que la France , Nous ne supposerons pas qu'il n'y ait ni protection ni respect pour une classe de citoyens honnêtes, paisibles, trés-dévoués à leur pays, qui, possédant tous les droits et remplissant tous les devoirs de leurs compatriotes, ne se proposent, soit dans les vœu x qu'ils émettent, soit dans la vie qu'ils mènent au grand jour, que de travailler à leur perfection et au bien du prochain, sans rien demander que la liberté ! Les mesures prises contre eux paraîtraient d'autant plus injustes et odieuses, que, dans le même moment, on traiterait bien différemment des sociétés d'un tout autre genre.

Nous n'ignorons pas que, pour colorer ces rigueurs, il en est qui vont répétant que les Congrégations religieuses empiètent sur la juridiction des évêques et lèsent les droits du clergé séculier. Cette assertion ne peut se soutenir, si l'on veut se rapporter aux sages lois édictées sur ce point par l'Eglise et que Nous avons voulu rappeler récemment. En parfaite harmonie avec les dispositions et l'esprit du Concile de Trente, tandis qu'elles règlent d'un côté les conditions d'existence des personnes vouées à la pratique des Conseils évangéliques et à l'apostolat, d'autre part elles respectent autant qu'il convient l'autorité des évêques dans leurs diocèses respectifs. Tout en sauvegardant la dépendance due au chef de l'Eglise, elles ne manquent pas, en beaucoup de cas, d'attribuer aux évêques, son autorité suprême sur les Congrégations par voie de délégation Apostolique. Quant à représenter l'épiscopat et le clergé français comme disposés à accueillir favorablement l'ostracisme, dont on voudrait frapper les Congrégations religieuses, c'est une injure que les évêques et les prêtres ne peuvent que repousser de toute l'énergie de leur âme sacerdotale!

Il n'y a pas lieu de donner plus d'importance à l'autre reproche qu'on fait aux Congrégations religieuses de posséder trop de richesses. En admettant que la valeur attribuée à leurs propriétés ne soit pas exagérée, on ne peut contester qu'elles possèdent honnêtement et légalement, et que, par conséquent, les dépouiller serait attenter au droit de propriété.

Il faut considérer en outre, qu'elles ne possèdent point dans l'intérêt personnel et pour le bien être des particuliers qui les composent, mais pour des œuvres de religion, de charité et de bienfaisance, qui tournent au profit de la nation française, soit au dedans, soit au dehors, où elles vont rehausser son prestige en contribuant à la mission civilisatrice que la Providence lui a confiée.

Passant sous silence d'autres considérations que l'on fait au sujet des Congrégations religieuses, Nous Nous bornons à cette importante remarque: la France entretient avec le Saint-Siège des rapports amicaux fondés sur un traité solennel. Si donc les inconvénients que l'on indique, ont sur tel ou tel point quelque réalité, la voie est toute ouverte pour les signaler au SaintSiège, qui est disposé à les prendre en sérieux examen et à leur appliquer, s'il y a lieu, des remèdes opportuns.

Nous voulons, cependant, compter sur l'équitable impartialité des hommes qui président aux destinées de la France, et sur la droiture et le bon sens qui distinguent le peuple français. Nous avons la confiance qu'on ne voudra pas perdre le précieux patrimoine moral et social, que représentent les Congrégations religieuses; qu'on ne voudra pas, en attentant à la liberté commune par des lois d'exception, blesser le sentiment des catholiques français, et aggraver les discordes intérieures du pays, à son grand détriment. Une nation n'est vraiment grave et forte, elle ne peut regarder l'avenir avec sécurité que si, dans le respect des droits de tous et dans la tranquillité des consciences les volontés s'unissent étroitement pour concourir au bien général. Depuis le commencement de Notre Pontificat, Nous n'avons omis aucun effort pour réaliser en France cette œuvre de pacification, qui lui aurait procuré d'incalculables avantages, non seulement dans l'ordre religieux, mais encore dans l'ordre civil et politique. Nous n'avons pas reculé devant les difficultés; Nous n'avons cessé de donner à la France des preuves particulières de déférence, de sollicitude et d'amour, comptant toujours qu'elle y répondrait comme il convient à une nation grande et généreuse. Nous éprouverions une extrême douleur, si, arrivé au soir de Notre vie, Nous Nous trouvions deçu dans ces espérances, frustré du prix de Nos sollicitudes paternelles et condamné à voir, dans le pays que Nous aimons, les passions et les partis lutter avec plus d'acharnement, sans pouvoir mesurer jusqu'où iraient leurs excès, ni conjurer des malheurs, que Nous avons tout fait pour empêcher et dont Nous déclinons, à l'avance, la responsabilité. En tout cas, l'œuvre qui s'impose en ce moment aux évêques français, c'est de travailler, dans une parfaite harmonie de vues et d'action, à éclairer les esprits pour sauver les droits et les intérêts des Congrégations religieuses, que Nous aimons de tout Notre cœur paternel, et dont l'existence, la liberté, la prospérité importent à l'Eglise catholique, à la France et à l'humanité.

Daigne le Seigneur exaucer Nos vœux ardents et couronner les démarches que Nous faisons depuis longtemps déjà pour cette noble cause! Et, comme gage de Notre bienveillance et des faveurs divines, Nous vous accordons, bien-aimé Fils, à vous, à tout l'épiscopat, à tout le clergé et à tout le peuple de France, la bénédiction Apostolique.

Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 23 Décembre de l'an 1900, de Notre Pontificat le vingt-troisième.

 

LEO PP. XIII

 


*ASS, vol. XXXIII (1900-1901), pp. 355-363.



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