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LETTRE APOSTOLIQUE
DE SA SAINTETÉ LE PAPE PAUL VI

OCTOGESIMA ADVENIENS

À MONSIEUR LE CARDINAL MAURICE ROY,
PRÉSIDENT DU CONSEIL DES LAÏCS
ET DE LA COMMISSION PONTIFICALE « JUSTICE ET PAIX »

À L'OCCASION DU 80e ANNIVERSAIRE DE L'ENCYCLIQUE
RERUM NOVARUM

14 mai 1971

 

Introduction

Monsieur le Cardinal,

1. Le 80e anniversaire de la publication de l’encyclique Rerum Novarum, dont le message continue à inspirer l’action pour la justice sociale, Nous incite à reprendre et à prolonger l’enseignement de nos prédécesseurs, en réponse aux besoins nouveaux d’un monde en changement. L’Église, en effet, chemine avec l’humanité et partage son sort au sein de l’histoire. Tout en annonçant aux hommes la Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu et du salut dans le Christ, elle éclaire leur activité à la lumière de l’Évangile et les aide par là à correspondre au dessein d’amour de Dieu et à réaliser la plénitude de leurs aspirations.

L’appel universel à plus de justice

2. Avec confiance, nous voyons l’Esprit du Seigneur poursuivre son œuvre au cœur des hommes et rassembler partout des communautés chrétiennes conscientes de leurs responsabilités dans la société. Dans tous les continents, parmi toutes les races, les nations, les cultures, au sein de toutes les conditions, le Seigneur continue à susciter d’authentiques apôtres de l’évangile.

Il nous a été donné de les rencontrer, de les admirer, de les encourager au cours de nos récents voyages. Nous avons approché les foules et entendu leurs appels, cris de détresse et d’espérance à la fois. En ces circonstances, les graves problèmes de notre temps nous sont apparus avec un nouveau relief, comme particuliers certes à chaque région, mais pourtant communs à une humanité qui s’interroge sur son avenir, sur l’orientation et la signification des mutations en cours. Des écarts flagrants subsistent dans le développement économique, culturel et politique des nations ; à côté de régions fortement industrialisées, d’autres en sont encore au stade agraire ; à côté de pays qui connaissent le bien-être, d’autres luttent contre la faim ; à côté de peuples de haut niveau culturel, d’autres s’emploient toujours à éliminer l’analphabétisme. De partout monte une aspiration à plus de justice et s’élève le désir d’une paix mieux assurée, dans un respect mutuel entre les hommes et entre les peuples.

La diversité des situations des chrétiens dans le monde

3. Certes, bien diverses sont les situations dans lesquelles, de gré ou de force, les chrétiens se trouvent engagés, selon les régions, selon les systèmes sociopolitiques, selon les cultures. Ici, ils sont réduits au silence, soupçonnés et pour ainsi dire tenus en marge de la société, encadrés sans liberté dans un système totalitaire. Là, ils sont une faible minorité dont la voix se fait difficilement entendre. En d’autres nations, où l’Église voit sa place reconnue et parfois de façon officielle, elle se trouve elle-même soumise aux contrecoups de la crise qui ébranle la société, et certains de ses membres sont tentés par des solutions radicales et violentes dont ils croient pouvoir espérer une issue plus heureuse. Tandis que d’aucuns, inconscients des injustices présentes, s’efforcent de prolonger la situation existante, d’autres se laissent séduire par des idéologies révolutionnaires qui leur promettent, non sans illusion, un monde définitivement meilleur.

4. Face à des situations aussi variées, il nous est difficile de prononcer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait valeur universelle. Telle n’est pas notre ambition, ni même notre mission. Il revient aux communautés chrétiennes d’analyser avec objectivité la situation propre de leur pays, de l’éclairer par la lumière des paroles inaltérables de l’Évangile, de puiser les principes de réflexion, des normes de jugement et des directives d’action dans l’enseignement social de l’Église tel qu’il s’est élaboré au cours de l’histoire et notamment, en cette ère industrielle, depuis la date historique du message de Léon XIII sur « la condition des ouvriers », dont nous avons l’honneur et la joie de célébrer aujourd’hui l’anniversaire. A ces communautés chrétiennes de discerner, avec l’aide de l’Esprit Saint, en communion avec les évêques responsables, en dialogue avec les autres frères chrétiens et tous les hommes de bonne volonté, les options et les engagements qu’il convient de prendre pour opérer les transformations sociales, politiques et économiques qui s’avèrent nécessaires avec urgence en bien des cas. Dans cette recherche des changements à promouvoir, les chrétiens devront d’abord renouveler leur confiance dans la force et l’originalité des exigences évangéliques. L’Évangile n’est pas dépassé parce qu’il a été annoncé, écrit, vécu dans un contexte socioculturel différent. Son inspiration, enrichie par l’expérience vivante de la tradition chrétienne au long des siècles, reste toujours neuve pour la conversion des hommes et le progrès de la vie en société, sans que pour autant, on en vienne à l’utiliser au profit d’options temporelles particulières, en oubliant son message universel et éternel [1].

Le message spécifique de l’Église

5. Dans les perturbations et les incertitudes de l’heure présente, l’Église a un message spécifique à proclamer, un soutien à donner aux hommes dans leurs efforts pour prendre en main et orienter leur avenir. Depuis l’époque où, Rerum Novarum dénonçait de manière vive et impérative le scandale de la condition ouvrière dans la société industrielle naissante, l’évolution historique a fait prendre conscience, comme le constataient déjà Quadragesimo anno [2] et Mater et Magistra [3], d’autres dimensions et d’autres applications de la justice sociale. Le récent Concile s’est employé, pour sa part, à les dégager, en particulier dans la constitution pastorale Gaudium et Spes. Nous-même déjà avons prolongé ces orientations par notre encyclique Populorum Progressio : « Aujourd’hui, disions-Nous, le fait majeur dont chacun doit prendre conscience est que la question sociale est devenue mondiale » [4]. « Une prise de conscience renouvelée des exigences du message évangélique fait un devoir à l’Église de se mettre au service des hommes pour les aider à saisir toutes les dimensions de ce grave problème et pour les convaincre de l’urgence d’une action solidaire en ce tournant de l’histoire de l’humanité » [5].

Ce devoir, dont nous avons une vive conscience, Nous incite aujourd’hui à proposer quelques réflexions et suggestions suscitées par l’ampleur des problèmes posés au monde d’aujourd’hui.

6. Il reviendra par ailleurs au prochain Synode des évêques d’étudier lui-même de plus près et d’approfondir la mission de l’Église devant les graves questions que pose aujourd’hui la justice dans le monde. Mais l’anniversaire de Rerum Novarum nous fournit aujourd’hui l’occasion, Monsieur le Cardinal, de vous confier nos soucis et nos pensées devant ce problème, en votre qualité de président de la commission « Justice et Paix » et du Conseil des Laïcs. Nous voulons par là aussi encourager ces organismes du Saint-Siège dans leur action d’Église au service des hommes.

Ampleur des mutations actuelles

7. Ce faisant, notre but – sans oublier pour autant les problèmes permanents déjà abordés par nos prédécesseurs – est d’attirer l’attention sur quelques questions qui, par leur urgence, leur ampleur, leur complexité, doivent être au cœur des préoccupations des chrétiens pour les années à venir, afin qu’avec les autres hommes, ils s’emploient à résoudre les difficultés nouvelles mettant en cause l’avenir même de l’homme. Il faut situer les problèmes sociaux posés par l’économie moderne – conditions humaines de production, équité dans les échanges de biens et la répartition des richesses, signification des besoins accrus de consommation, partage des responsabilités – dans un contexte plus large de civilisation nouvelle. Dans les mutations actuelles, si profondes et si rapides, chaque jour l’homme se découvre nouveau, et il s’interroge sur le sens de son être propre et de sa survie collective. Hésitant à recueillir les leçons d’un passé qu’il estime révolu et trop différent, il a néanmoins besoin d’éclairer son avenir – qu’il perçoit aussi incertain que mouvant – par des vérités permanentes, éternelles, qui le dépassent certes, mais dont il peut, s’il le veut bien, retrouver lui-même les traces [6].

 

I. Nouveaux problèmes sociaux

L’urbanisation

8. Un phénomène majeur attire notre attention : l’urbanisation, aussi bien dans les pays industrialisés que dans les nations en voie de développement.

Après de longs siècles, la civilisation agraire s’affaiblit. Apporte-t-on, du reste, une attention suffisante à l’aménagement et à l’amélioration de la vie des ruraux, dont la condition économique inférieure et parfois misérable provoque l’exode vers les tristes entassements des banlieues, où ne les attendent ni emploi ni logement ?

Cet exode rural permanent, la croissance industrielle, la poussée démographique continue, l’attrait des centres urbains conduisent à des concentrations de population dont on a peine à imaginer l’ampleur, puisque déjà l’on parle de mégapolis regroupant plusieurs dizaines de millions d’habitants. Certes, il existe des villes dont la dimension assure un meilleur équilibre de la population. Susceptibles d’offrir un emploi à ceux que les progrès de l’agriculture auraient rendus disponibles, elles permettent un aménagement de l’environnement humain de nature à éviter la prolétarisation et l’entassement des grandes agglomérations.

9. La croissance démesurée de ces cités accompagne l’expansion industrielle, sans se confondre avec elle. Basée sur la recherche technologique et la transformation de la nature, l’industrialisation poursuit toujours son chemin, faisant preuve d’une créativité incessante. Tandis que certaines entreprises se développent et se concentrent, d’autres meurent ou se déplacent, créant de nouveaux problèmes sociaux : chômage professionnel ou régional, reconversion et mobilité des personnes, adaptation permanente des travailleurs, disparité des conditions dans les diverses branches industrielles. Une compétition sans mesure, utilisant les moyens modernes de la publicité, lance sans cesse de nouveaux produits et essaie de séduire le consommateur, tandis que les anciennes installations industrielles, encore en état de marche, deviennent inutiles. Alors que de très larges couches de population ne peuvent encore satisfaire leurs besoins primaires, on s’ingénie à créer des besoins de superflu. On peut alors se demander, à bon droit, si malgré toutes ses conquêtes, l’homme ne retourne pas contre lui-même les fruits de son activité. Après avoir assuré une emprise nécessaire sur la nature [7], ne devient-il pas maintenant esclave des objets qu’il fabrique ?

Les chrétiens dans la ville

10. Le surgissement d’une civilisation urbaine, qui accompagne la montée de la civilisation industrielle, n’est-il pas en effet un véritable défi jeté à la sagesse de l’homme, à sa capacité d’organisation, à son imagination prospective ? Au sein de la société industrielle, l’urbanisation bouleverse les modes de vie et les structures habituelles de l’existence : la famille, le voisinage, les cadres de la communauté chrétienne eux-mêmes. L’homme éprouve une nouvelle solitude, non point face à une nature hostile qu’il a mis des siècles à dominer, mais dans la foule anonyme qui l’entoure et où il se sent comme étranger. Étape sans doute irréversible dans le développement des sociétés humaines, l’urbanisation pose à l’homme de difficiles problèmes : comment maîtriser sa croissance, régler son organisation, réussir son animation pour le bien de tous ?

Dans cette croissance désordonnée, en effet, de nouveaux prolétariats prennent naissance. Ils s’installent au cœur des villes que les riches parfois abandonnent ; ils campent dans les faubourgs, ceinture de misère qui vient assiéger, dans une protestation encore silencieuse, le luxe trop criant des cités de consommation et du gaspillage. Au lieu de favoriser la rencontre fraternelle et l’entraide, la ville développe les discriminations et aussi les indifférences ; elle prête à de nouvelles formes d’exploitation et de domination, où certains, spéculant sur les besoins des autres, en tirent des profits inadmissibles. Derrière les façades, beaucoup de misères se cachent, ignorées même des plus proches voisins ; d’autres s’étalent où sombre la dignité de l’homme : délinquance, criminalité, drogue, érotisme.

11. Ce sont en effet les plus faibles qui sont les victimes des conditions de vie déshumanisantes, dégradantes pour les consciences et nuisibles à l’institution de la famille : la promiscuité des logements populaires rend impossible un minimum d’intimité ; les jeunes foyers, attendant vainement un logement décent et à prix accessible, se démoralisent et leur unité peut même s’en trouver compromise ; les jeunes fuient un foyer trop exigu et cherchent dans la rue des compensations et des compagnonnages incontrôlables. Il est du devoir grave des responsables de chercher à maîtriser et à orienter ce processus.

Il est urgent de reconstituer à l’échelle de la rue, du quartier ou du grand ensemble, le tissu social où l’homme puisse épanouir les besoins de sa personnalité. Des centres d’intérêt et de culture sont à créer ou à développer au niveau des communautés et des paroisses, dans ces diverses formes d’associations, ces cercles de loisirs, ces lieux de rassemblement, ces rencontres spirituelles communautaires où chacun, échappant à l’isolement, recréera des rapports fraternels.

12. Construire aujourd’hui la ville, lieu d’existence des hommes et de leurs communautés élargies, créer de nouveaux modes de proximité et de relations, percevoir une application originale de la justice sociale, prendre en charge cet avenir collectif qui s’annonce difficile, c’est une tâche à laquelle des chrétiens doivent participer. A ces hommes entassés dans une promiscuité urbaine qui devient intolérable, il faut apporter un message d’espérance, par une fraternité vécue et une justice concrète. Que les chrétiens, conscients de cette responsabilité nouvelle, ne perdent pas cœur dans l’immensité sans visage de la cité mais qu’ils se souviennent de Jonas qui longuement parcourt Ninive la grande ville, pour y annoncer la bonne nouvelle de la miséricorde divine, soutenu dans sa faiblesse par la seule force de la parole du Dieu Tout-Puissant.

Dans la Bible, la ville est souvent le lieu du péché et de l’orgueil, orgueil d’un homme qui se sent assez assuré pour bâtir sa vie sans Dieu et même s’affirmer puissant contre lui. Mais c’est aussi Jérusalem, la ville sainte, le lieu de rencontre avec Dieu, la promesse de la cité qui vient d’en haut [8].

Les jeunes

13. Vie urbaine et mutation industrielle mettent par ailleurs en vive lumière des questions jusqu’ici mal perçues. Quelle sera, par exemple, dans ce monde en gestation, la place des femmes et celle des jeunes ?

Partout le dialogue s’avère difficile entre une jeunesse porteuse d’aspirations, de renouveau et aussi d’insécurité pour l’avenir, et les générations adultes. Qui ne voit qu’il y a là une source de conflits graves, de ruptures, et de démissions, même au sein de la famille, et une question posée sur les modes d’autorité, l’éducation de la liberté, la transmission des valeurs et des croyances, qui touche aux racines profondes de la société ?

La place de la femme

De même, dans beaucoup de pays, un statut de la femme qui fasse cesser une discrimination effective et établisse des rapports d’égalité dans les droits et le respect de sa dignité est l’objet de recherches, parfois de revendications vives. Nous ne parlons pas de cette fausse égalité qui nierait les distinctions établies par le Créateur lui-même et qui serait en contradiction avec le rôle spécifique, combien capital, de la femme au cœur du foyer aussi bien qu’au sein de la société. L’évolution des législations doit au contraire aller dans le sens de la protection de sa vocation propre en même temps que de la reconnaissance de son indépendance en tant que personne, de l’égalité de ses droits à participer à la vie culturelle, économique, sociale et politique.

Les travailleurs

14. L’Église l’a solennellement réaffirmé au dernier Concile : « La personne humaine est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions » [9]. Tout homme a droit au travail, à la possibilité de développer ses qualités et sa personnalité dans l’exercice de sa profession, à une rémunération équitable qui lui permette, à lui et à sa famille, de « mener une vie digne sur le plan matériel, social, culturel et spirituel » [10], à l’assistance en cas de besoin, du fait de la maladie ou de l’âge.

Si, pour la défense de ces droits, les sociétés démocratiques acceptent le principe du droit syndical, elles ne sont pas, pour autant, toujours ouvertes à son exercice. L’on doit admettre le rôle important des syndicats : ils ont pour objet la représentation des diverses catégories de travailleurs, leur légitime collaboration à l’essor économique de la société, le développement du sens de leurs responsabilités pour la réalisation du bien commun. Leur action ne va pas, cependant, sans difficultés : la tentation peut apparaître, ici ou là, de profiter d’une position de force pour imposer notamment par la grève – dont le droit comme moyen ultime de défense reste, certes, reconnu – des conditions trop lourdes pour l’ensemble de l’économie ou du corps social ou pour vouloir faire aboutir des revendications d’ordre directement politique. Lorsqu’il s’agit en particulier de services publics, nécessaires à la vie quotidienne de toute une communauté, on devra savoir estimer le seuil au-delà duquel le tort causé devient inadmissible.

Les victimes des mutations

15. Bref, des progrès ont déjà été accomplis pour introduire, au sein des rapports humains, plus de justice et de participation aux responsabilités. Mais, en cet immense domaine, il reste encore beaucoup à faire. Aussi faut-il poursuivre activement la réflexion, la recherche et l’expérimentation, sous peine de demeurer en retard par rapport aux aspirations légitimes des travailleurs, aspirations qui s’affirment davantage au fur et à mesure que se développent leur formation, la conscience de leur dignité, la vigueur de leurs organisations.

L’égoïsme et la domination sont chez les hommes des tentations permanentes. Aussi un discernement toujours plus affiné est-il nécessaire pour saisir, à leur racine, les situations naissantes d’injustice et instaurer progressivement une justice de moins en moins imparfaite. Dans la mutation industrielle, qui réclame une adaptation rapide et constante, ceux qui vont se trouver lésés seront plus nombreux et plus défavorisés pour faire entendre leurs voix. Vers ces nouveaux « pauvres » – handicapés et. inadaptés, vieillards, marginaux d’origine diverse –, l’attention de l’Église se porte pour les reconnaître, les aider, défendre leur place et leur dignité dans une société durcie par la compétition et l’attrait de la réussite.

Les discriminations

16. Au nombre des victimes des situations d’injustice – encore que le phénomène ne soit, malheureusement, pas nouveau – il faut placer ceux qui sont l’objet de discrimination, de droit ou de fait, à cause de leur race, leur origine, leur couleur, leur culture, leur sexe ou leur religion.

La discrimination raciale revêt, en ce moment, un caractère de plus forte actualité par la tension qu’elle soulève tant à l’intérieur de certains pays qu’au plan international lui-même. Avec raison, les hommes tiennent pour injustifiable et rejettent comme inadmissible la tendance à maintenir ou à introduire une législation ou des comportements, inspirés systématiquement par les préjugés racistes : les membres de l’humanité partagent la même nature et, par conséquent, la même dignité avec les mêmes droits et mêmes devoirs fondamentaux, comme la même destinée surnaturelle. Au sein d’une commune patrie, tous doivent être égaux devant la loi, trouver un accès égal à la vie économique, culturelle, civique ou sociale et bénéficier d’une équitable répartition de la richesse nationale.

Un droit à l’émigration

17. Nous songeons aussi à la situation précaire d’un grand nombre de travailleurs émigrés, dont la condition d’étrangers rend d’autant plus difficile, de leur part, toute revendication sociale, malgré leur réelle participation à l’effort économique du pays d’accueil. Il est urgent que l’on sache dépasser à leur égard une attitude étroitement nationaliste pour leur créer un statut qui reconnaisse un droit à l’émigration, favorise leur intégration, facilite leur promotion professionnelle et leur permette l’accès à un logement décent, où puissent les rejoindre, le cas échéant, leurs familles [11].

À cette catégorie se rattachent les populations qui, pour trouver du travail, fuir une catastrophe ou un climat hostile, quittent leurs régions et se retrouvent déracinées chez les autres.

Il est du devoir de tous – et spécialement des chrétiens [12] – de travailler avec énergie à instaurer la fraternité universelle, base indispensable d’une justice authentique et condition d’une paix durable : « Nous ne pouvons invoquer Dieu, Père de tous les hommes, si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains des hommes créés à l’image de Dieu. La relation de l’homme à Dieu le Père et la relation de l’homme à ses frères humains sont tellement liées que l’écriture dit : “Qui n’aime pas ne connaît pas Dieu” [13] ».

Créer des emplois

18. Avec la croissance démographique, surtout marquée dans les jeunes nations, le nombre de ceux qui n’arrivent pas à trouver du travail et sont contraints à la misère ou au parasitisme ira grandissant dans les prochaines années, à moins qu’un sursaut de la conscience humaine n’entraîne un mouvement général de solidarité par une politique efficace d’investissements, d’organisation de la production et de la commercialisation, aussi bien du reste que de formation. Nous savons l’attention qui est portée à ces problèmes au sein des instances internationales et Nous souhaitons vivement que leurs membres ne tardent pas à conformer leurs actes à leurs déclarations.

Il est inquiétant de constater en ce domaine une sorte de fatalisme qui s’empare même des responsables. Ce sentiment conduit parfois jusqu’aux solutions malthusiennes prônées par une propagande active en faveur de la contraception et – de l’avortement. Dans cette situation critique, il faut au contraire affirmer que la famille, sans laquelle nulle société ne peut subsister, a droit à l’assistance qui lui assure les conditions d’un sain épanouissement. « Il est certain, disions-nous dans notre encyclique Populorum Progressio, que les pouvoirs publics, dans les limites de leur compétence, peuvent intervenir, en développant une information appropriée et en prenant des mesures adaptées, pourvu qu’elles soient conformes aux exigences de la loi morale et respectueuse de la juste liberté du couple. Sans droit inaliénable au mariage et à la procréation, il n’est plus de dignité humaine [14] ».

19. Jamais à aucune autre époque l’appel à l’imagination sociale n’a été aussi explicite. Il faut y consacrer des efforts d’invention et des capitaux aussi importants que ceux qui sont investis pour l’armement ou pour les performances technologiques. Si l’homme se laisse déborder et ne prévoit pas à temps l’émergence des nouvelles questions sociales, celles-ci deviendront trop graves pour qu’une solution pacifique puisse être espérée.

Les moyens de communication sociale

20. Parmi les changements majeurs de notre temps, nous ne voulons pas oublier de souligner le rôle croissant que prennent les moyens de communication sociale et leur influence sur la transformation des mentalités, des connaissances, des organisations et de la société elle-même. Certes, ils ont bien des aspects positifs : grâce à eux, les informations du monde entier nous parviennent quasi instantanément, créant un contact par-delà les distances et des éléments d’unité entre tous les hommes ; une diffusion plus étendue de la formation et de la culture devient possible. Toutefois, ces moyens de communication sociale, par leur action même, en arrivent à représenter comme un nouveau pouvoir. Comment ne pas alors s’interroger sur les détenteurs réels de ce pouvoir sur les buts qu’ils poursuivent et les moyens qu’ils mettent en œuvre, sur le retentissement, enfin, de leur action, quant à l’exercice des libertés individuelles, aussi bien dans les domaines politique et idéologique que dans la vie sociale, économique et culturelle ? Les hommes qui détiennent cette puissance ont une grave responsabilité morale par rapport à la vérité des informations qu’ils doivent diffuser, par rapport aux besoins et aux réactions qu’ils font naître, par rapport aux valeurs qu’ils proposent. Plus encore, avec la télévision, c’est un mode original de connaissance et une nouvelle civilisation qui s’ébauche : celle de l’image.

Naturellement, les pouvoirs publics ne peuvent ignorer ni l’emprise croissante des moyens de communication sociale ni les avantages ou les risques que leur usage comporte pour le développement et l’avancement véritable de la société civile.

Il leur revient, de ce fait, d’exercer positivement leur fonction de service du bien commun, en apportant leur encouragement aux initiatives constructives et leur appui aux individus et aux groupes dans leur action pour défendre les valeurs fondamentales de la personne humaine et de la communauté humaine. Ils s’emploieront, d’autre part, à éviter, par des mesures opportunes, que se propage ce qui serait de nature à léser le patrimoine commun des valeurs sur lesquelles se fonde le progrès authentique de la société [15].

L’environnement

21. Tandis que l’horizon de l’homme se modifie ainsi à partir des images qu’on choisit pour lui, une autre transformation se fait sentir, conséquence aussi dramatique qu’inattendue de l’activité humaine. Brusquement l’homme en prend conscience : par une exploitation inconsidérée de la nature il risque de la détruire et d’ire à son tour la victime de cette dégradation. Non seulement l’environnement matériel devient une menace permanente : pollutions et déchets, nouvelles maladies, pouvoir destructeur absolu ; mais c’est le cadre humain que l’homme ne maîtrise plus, créant ainsi pour demain un environnement qui pourra lui être intolérable. Problème social d’envergure qui regarde la famille humaine tout entière.

C’est vers ces perceptions neuves que le chrétien doit se tourner pour prendre en responsabilité, avec les autres hommes, un destin désormais commun.

 

II. Aspirations fondamentales et courants d’idées

22. En même temps que le progrès scientifique et technique continue à bouleverser le paysage de l’homme, ses modes de connaissance, de travail, de consommation et de relations, s’exprime toujours, dans ces contextes, nouveaux, une double aspiration plus vive au fur et à mesure que se développent son information et son éducation : aspiration à l’égalité, aspiration à la participation ; deux formes de la dignité de l’homme et de sa liberté.

Avantages et limites des reconnaissances juridiques

23. Pour inscrire dans les faits et les structures cette double aspiration, des progrès ont été accomplis dans l’énoncé des droits de l’homme et la recherche d’accords internationaux pour l’application de ces droits [16]. Cependant, les discriminations – ethniques, culturelles, religieuses, politiques… – renaissent toujours. En fait, les droits humains demeurent encore trop souvent méconnus, sinon bafoués, ou leur respect est purement formel. En bien des cas, la législation est en retard sur les situations réelles. Nécessaire, elle est insuffisante à établir de véritables rapports de justice et d’égalité. L’évangile, en nous enseignant la charité, nous apprend le respect privilégié des pauvres et leur situation particulière dans la société : les plus favorisés doivent renoncer à certains de leurs droits, pour mettre avec plus de libéralité leurs biens au service des autres. Si, en effet, au-delà des règles juridiques, manque un sens plus profond du respect et du service d’autrui, même l’égalité devant la loi pourra servir d’alibi à des discriminations flagrantes, à des exploitations maintenues, à un mépris effectif. Sans une éducation renouvelée de la solidarité, une affirmation excessive de l’égalité peut donner lieu à un individualisme où chacun revendique ses droits, sans se vouloir responsable du bien commun.

Qui ne voit l’apport capital, dans ce domaine, de l’esprit chrétien qui va d’ailleurs à la rencontre des aspirations de l’homme à être aimé ? L’amour de l’homme, première valeur de l’ordre terrestre, assure les conditions de la paix, tant sociale qu’internationale, en affirmant notre fraternité universelle [17].

La société politique

24. La double aspiration vers l’égalité et la participation cherche à promouvoir un type de société démocratique. Divers modèles sont proposés, certains sont expérimentés ; aucun ne donne complète satisfaction et la recherche reste ouverte entre les tendances idéologiques et pragmatiques. Le chrétien a le devoir de participer à cette recherche et à l’organisation comme A la vie de la société politique. être social, l’homme construit son destin dans une série de groupements particuliers qui appellent, comme leur achèvement et comme une condition nécessaire de leur développement, une société plus vaste, de caractère universel, la société politique. Toute activité particulière doit se replacer dans cette société élargie et prend, par là même, la dimension du bien commun [18].

C’est dire l’importance d’une éducation à la vie en société, où, en plus de l’information sur les droits de chacun, soit rappelé leur nécessaire corrélatif : la reconnaissance des devoirs à l’égard des autres ; le sens et la pratique du devoir sont eux-mêmes conditionnés par la maîtrise de soi, l’acceptation des responsabilités et des limites posées à l’exercice de la liberté de l’individu ou du groupe.

25. L’action politique – est-il besoin de marquer qu’il s’agit d’abord d’une action et non pas d’une idéologie ? – doit être sous-tendue par un projet de société, cohérent dans ses moyens concrets et dans son inspiration qui s’alimente à une conception plénière de la vocation de l’homme et de ses différentes expressions sociales. Il n’appartient ni à l’état, ni même à des partis politiques qui seraient clos sur eux-mêmes, de chercher à imposer une idéologie, par des moyens qui aboutiraient à la dictature des esprits, la pire de toutes. C’est aux groupements culturels et religieux – dans la liberté d’adhésion qu’ils supposent – qu’il appartient, de manière désintéressée et par leurs voies propres, de développer dans le corps social ces convictions ultimes sur la nature, l’origine et la fin de l’homme et de la société.

En ce domaine, il convient de rappeler le principe proclamé au Concile Vatican II : « La vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance [19]. »

Idéologies et liberté humaine

26. Aussi le chrétien qui veut vivre sa foi dans une action politique conçue comme un service, ne peut-il, sans se contredire, adhérer à des systèmes idéologiques qui s’opposent radicalement, ou sur des points substantiels, à sa foi et à sa conception de l’homme : ni à l’idéologie marxiste, à son matérialisme athée, à sa dialectique de violence et à la manière dont elle résorbe la liberté individuelle dans la collectivité, en niant en même temps toute transcendance à l’homme et à son histoire, personnelle et collective ; ni à l’idéologie libérale, qui croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant A toute limitation, en la stimulant par la recherche exclusive de l’intérêt et de la puissance, et en considérant les solidarités sociales comme des conséquences plus ou moins automatiques des initiatives individuelles et non pas comme un but et un critère majeur de la valeur de l’organisation sociale.

27. Est-il besoin de souligner l’ambiguïté possible de toute idéologie sociale ? Tantôt elle ramène l’action, politique ou sociale, à être simplement l’application qu’une idée abstraite, purement théorique ; tantôt c’est la pensée qui devient un pur instrument au service de l’action comme un simple moyen d’une stratégie. Dans les deux cas, n’est-ce pas l’homme qui risque de se trouver aliéné ? La foi chrétienne se situe au-dessus et parfois à l’opposé des idéologies dans la mesure où elle reconnaît Dieu, transcendant et créateur, qui interpelle, à travers tous les niveaux du créé, l’homme comme liberté responsable.

28. Le danger serait aussi d’adhérer fondamentalement à une idéologie qui ne repose pas sur une doctrine vraie et organique, de s’y réfugier comme dans une explication dernière et suffisante de tout et de se construire ainsi une nouvelle idole dont on accepte, parfois sans en prendre conscience, le caractère totalitaire et contraignant. Et l’on pense trouver là une justification à son action, même violente, une adéquation à un désir généreux de service ; celui-ci demeure, mais il se laisse absorber par une idéologie qui – même si elle propose certaines voies de libération pour l’homme – aboutit finalement à l’asservir.

29. Si l’on a pu parler aujourd’hui d’un recul dés idéologies, ce peut être un temps favorable pour une ouverture sur la transcendance concrète du christianisme. Ce peut être aussi le glissement plus accentué vers un nouveau positivisme : la technique universalisée comme forme dominante d’activité, comme mode envahissant d’exister, comme langage même, sans que la question de son sens ne soit réellement posée.

Les mouvements historiques

30. Mais en dehors de ce positivisme qui réduit l’homme à une seule dimension – fût-elle importante aujourd’hui – et en cela le mutile, le chrétien rencontre, dans son action, des mouvements historiques concrets issus des idéologies, et, pour une part, distincts d’elles. Déjà notre vénéré prédécesseur Jean XXIII, dans Pacem in Terris, montre qu’il est possible d’opérer une distinction : « On ne peut identifier, écrit-il, de fausses théories philosophiques sur la nature, l’origine et la finalité du monde et de l’homme, avec des mouvements historiques fondés dans un but économique, social, culturel ou politique, même si ces derniers ont dû leur origine à ces théories et puisent encore leur inspiration en elles. Une doctrine, une fois fixée et formulée, ne change plus, tandis que des mouvements ayant pour objet des conditions concrètes et changeantes de la vie ne peuvent pas ne pas être largement influencés par cette évolution. Du reste, dans la mesure où ces mouvements sont d’accord avec les sains principes de la raison et répondent aux justes aspirations de la personne humaine, qui refuserait d’y reconnaître des éléments positifs et dignes d’approbation [20] ? »

L’attrait des courants socialistes

31. Aujourd’hui des chrétiens sont attirés par les courants socialistes et leurs évolutions diverses. Ils cherchent à y reconnaître un certain nombre d’aspirations qu’ils portent en eux-mêmes au nom de leur foi. Ils se sentent insérés dans ce courant historique et veulent y mener une action. Or, selon les continents et les cultures, ce courant historique prend des formes différentes sous un même vocable, même s’il a été et demeure, en bien des cas, inspiré par des idéologies incompatibles avec la foi. Un discernement attentif s’impose. Trop souvent les chrétiens attirés par le socialisme ont tendance à l’idéaliser en termes d’ailleurs très généraux : volonté de justice, de solidarité et d’égalité. Ils refusent de reconnaître les contraintes des mouvements historiques socialistes, qui restent conditionnés par leurs idéologies d’origine. Entre les divers niveaux d’expression du socialisme – une aspiration généreuse et une recherche d’une société plus juste, des mouvements historiques ayant une organisation et un but politiques, une idéologie prétendant donner une vision totale et autonome de l’homme –, des distinctions sont à établir qui guideront les choix concrets. Toutefois ces distinctions ne doivent pas tendre à considérer ces niveaux comme complètement séparés et indépendants. Le lien concret qui, selon les circonstances, existe entre eux, doit être lucidement repéré, et cette perspicacité permettra aux chrétiens d’envisager le degré d’engagement possible dans cette voie, étant sauves les valeurs, notamment de liberté, de responsabilité et d’ouverture au spirituel, qui garantissent l’épanouissement intégral de l’homme.

L’évolution historique du marxisme

32. D’autres chrétiens se demandent même si une évolution historique du marxisme n’autoriserait pas certains rapprochements concrets. Ils constatent, en effet, un certain éclatement du marxisme qui, jusqu’ici, se présentait comme une idéologie unitaire, explicative de la totalité de l’homme et du monde dans son processus de développement, et donc athée. En dehors de l’affrontement idéologique qui sépare officiellement les divers tenants du marxisme-léninisme dans leur interprétation respective de la pensée des fondateurs, et des oppositions ouvertes entre les systèmes politiques qui se réclament aujourd’hui d’elle, certains établissent les distinctions entre divers niveaux d’expression du marxisme.

33. Pour les uns, le marxisme demeure essentiellement une pratique active de la lutte de classes. Expérimentant la vigueur toujours présente et sans cesse renaissante des rapports de domination et d’exploitation entre les hommes, ils réduisent le marxisme à n’être que lutte, parfois sans autre projet, lutte qu’il faut poursuivre et même susciter de façon permanente. Pour d’autres, il sera d’abord l’exercice collectif d’un pouvoir politique et économique sous la direction d’un parti unique, qui se veut être – et lui seul – expression et garant du bien de tous, enlevant aux individus et aux autres groupes toute possibilité d’initiative et de choix. A un troisième niveau, le marxisme – qu’il soit au pouvoir ou non – se réfère à une idéologie socialiste à base de matérialisme historique et de négation de tout transcendant. Ailleurs enfin, il se présente sous une forme plus atténuée, plus séduisante aussi pour l’esprit moderne : comme une activité scientifique, comme une méthode rigoureuse d’examen de la réalité sociale et politique, comme le lien rationnel et expérimenté par l’histoire entre la connaissance théorique et la pratique de la transformation révolutionnaire. Bien que ce type d’analyse privilégie certains aspects de la réalité au détriment des autres et les interprète en fonction de l’idéologie, il fournit pourtant à certains, avec un instrument de travail, une certitude préalable à l’action, avec la prétention de déchiffrer, sous un mode scientifique, les ressorts de l’évolution de la société.

34. Si à travers le marxisme, tel qu’il est concrètement vécu, on peut distinguer ces divers aspects et les questions qu’ils posent aux chrétiens pour la réflexion et pour l’action, il serait illusoire et dangereux d’en arriver à oublier le lien intime qui les unit radicalement, d’accepter les éléments de l’analyse marxiste sans reconnaître leurs rapports avec l’idéologie, d’entrer dans la pratique de la lutte des classes et de son interprétation marxiste en négligeant de percevoir le type de société totalitaire et violente à laquelle conduit ce processus.

L’idéologie libérale

35. D’autre part, on assiste à un renouveau de l’idéologie libérale. Ce courant s’affirme, soit au nom de l’efficacité économique, soit pour défendre l’individu contre les emprises de plus en plus envahissantes des organisations, soit contre les tendances totalitaires des pouvoirs politiques. Et certes l’initiative personnelle est à maintenir et à développer. Mais les chrétiens qui s’engagent dans cette voie n’ont-ils pas tendance à idéaliser, à leur tour, le libéralisme qui devient alors une proclamation en faveur de la liberté ? Ils voudraient un modèle nouveau, plus adapté aux conditions actuelles, en oubliant facilement que, dans sa racine même, le libéralisme philosophique est une affirmation erronée de l’autonomie de l’individu, dans son activité, ses motivations, l’exercice de sa liberté. C’est dire que l’idéologie libérale requiert, également, de leur part, un discernement attentif.

Le discernement chrétien

36. Dans cette approche renouvelée des diverses idéologies, le chrétien puisera aux sources de sa foi et dans l’enseignement de l’église les principes et les critères opportuns pour éviter de se laisser séduire, puis enfermer, dans un système dont les limites et le totalitarisme risquent de lui apparaître trop tard s’il ne les perçoit pas dans leurs racines. Dépassant tout système, sans pour autant omettre l’engagement concret au service de ses frères, il affirmera, au sein même de ses options, la spécificité de l’apport chrétien pour une transformation positive de la société [21].

Renaissance des utopies

37. Aujourd’hui d’ailleurs, les faiblesses des idéologies sont mieux perçues à travers les systèmes concrets où elles essaient de se réaliser. Socialisme bureaucratique, capitalisme technocratique, démocratie autoritaire manifestent la difficulté de résoudre le grand problème humain de vivre ensemble dans la justice et l’égalité. Comment pourraient-ils, en effet, échapper au matérialisme, à l’égoïsme ou à la contrainte qui, fatalement, les accompagnent ? D’où une contestation qui surgit un peu partout, signe d’un malaise profond, tandis qu’on assiste à la renaissance de ce qu’il est convenu d’appeler les «utopies», qui prétendent, mieux que les idéologies, résoudre les problèmes politiques des sociétés modernes ? Il serait dangereux de le méconnaître, l’appel à l’utopie est souvent un prétexte commode à qui veut fuir les tâches concrètes pour se réfugier dans un monde imaginaire. Vivre dans un futur hypothétique est un alibi facile pour repousser des responsabilités immédiates. Mais il faut bien le reconnaître, cette forme de critique de la société existante, provoque souvent l’imagination prospective, à la fois pour percevoir dans le présent le possible ignoré qui s’y trouve inscrit et pour orienter vers un avenir neuf ; elle soutient ainsi la dynamique sociale par la confiance qu’elle donne aux forces inventives de l’esprit et du cœur humains ; et, si elle ne refuse aucune ouverture, elle peut aussi rencontrer l’appel chrétien. L’Esprit du Seigneur, qui anime l’homme rénové dans le Christ, bouscule sans cesse les horizons où son intelligence aime trouver sa sécurité, et les limites où volontiers son action s’enfermerait ; une force l’habite qui l’appelle à dépasser tout système et toute idéologie. Au cœur du monde demeure le mystère de l’homme qui se découvre fils de Dieu au cours d’un processus historique et psychologique où luttent et alternent contraintes et liberté, pesanteur du péché, et souffle de l’Esprit.

Le dynamisme de la foi chrétienne triomphe alors des calculs étroits de l’égoïsme. Animé par la puissance de l’Esprit de Jésus-Christ, Sauveur des hommes, soutenu par l’Espérance, le chrétien s’engage dans la construction d’une cité humaine, pacifique, juste et fraternelle, qui soit une offrande agréable à Dieu [22]. En effet, « l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir [23]. »

L’interrogation des sciences humaines

38. Dans ce monde dominé par la mutation scientifique et technique qui risque de l’entraîner vers un nouveau positivisme, un autre doute se lève, plus essentiel. Après s’être appliqué à soumettre rationnellement la nature, voici que l’homme se trouve comme enfermé lui-même dans sa propre rationalité ; il devient à son tour objet de science. Les «sciences humaines connaissent aujourd’hui un essor significatif. D’une part, elles soumettent à un examen critique et radical les connaissances admises jusqu’ici par l’homme, parce qu’elles leur apparaissent ou trop empiriques ou trop théoriques. D’autre part, la nécessité méthodologique et l’a priori idéologique les conduisent trop souvent à isoler, à travers les situations variées, certains aspects de l’homme et à leur donner pourtant une explication qui prétend être globale, ou du moins une interprétation qui se voudrait totalisante à partir d’un point de vue purement quantitatif ou phénoménologiste. Cette réduction « scientifique » trahit une prétention dangereuse. Privilégier ainsi tel aspect de l’analyse, c’est mutiler l’homme et, sous les apparences d’un processus scientifique, se rendre incapable de le comprendre dans sa totalité.

39. Il ne faut pas être moins attentif à l’action que les « sciences humaines » peuvent susciter, en donnant naissance à l’élaboration de modèles sociaux que l’on voudrait imposer ensuite comme types de conduite scientifiquement éprouvés. L’homme peut alors devenir objet de manipulations, orientant ses désirs et ses besoins, modifiant ses comportements et jusqu’à son système de valeurs. Nul doute qu’il n’y ait là un danger grave pour les sociétés de demain et pour l’homme luimême. Car si tous s’accordent pour construire une société nouvelle qui sera au service des hommes, encore faut-il savoir de quel homme il s’agit.

40. Le soupçon des sciences humaines atteint le chrétien plus que d’autres, mais ne le trouve pas désarmé. Car, Nous l’écrivions Nous-même dans Populorum progressio, c’est là que se situe l’apport spécifique de l’Église aux civilisations : «Communiant aux meilleures aspirations des hommes et souffrant de les voir insatisfaites, l’Église désire les aider à atteindre leur plein épanouissement, et c’est pourquoi elle leur propose ce qu’elle possède en propre : une vision globale de l’homme et de l’humanité [24]. « Faudrait-il alors que l’Église conteste les sciences humaines dans leur démarche et dénonce leur prétention ? Comme pour les sciences de la nature, l’Église fait confiance à cette recherche et invite les chrétiens à y être activement présents [25]. Animés par la même exigence scientifique et le désir de mieux connaître l’homme, mais en même temps éclairés par leur foi, les chrétiens adonnés aux sciences humaines ouvriront un dialogue, qui s’annonce fructueux, entre l’Église et ce champ nouveau de découvertes. Certes, chaque discipline scientifique ne pourra saisir, dans sa particularité, qu’un aspect partiel mais vrai de l’homme ; la totalité et le sens lui échappent. Mais à l’intérieur de ces limites, les sciences humaines assurent une fonction positive que l’Église reconnaît volontiers. Elles peuvent même élargir les perspectives de la liberté humaine plus largement que les conditionnements perçus ne le laissaient prévoir. Elles pourraient aussi aider la morale sociale chrétienne, qui verra sans doute son champ se limiter lorsqu’il s’agit de proposer certains modèles sociaux, tandis que sa fonction de critique et de dépassement se renforcera en montrant le caractère relatif des comportements et des valeurs que telle société présentait comme définitives et inhérentes à la nature même de l’homme. Condition à la fois indispensable et insuffisante d’une meilleure découverte de l’humain, ces sciences sont un langage de plus en plus complexe, mais qui élargit, plus qu’il ne comble, le mystère du cœur de l’homme, et n’apporte pas la réponse complète et définitive au désir qui monte du plus profond de son être.

L’ambiguïté du progrès

41. Cette meilleure connaissance de l’homme permet de mieux critiquer et éclairer une notion fondamentale qui demeure à la base des sociétés modernes, à la fois comme mobile, comme mesure et comme objectif : le progrès. Depuis le XIXe siècle, les sociétés occidentales, et beaucoup d’autres à leur contact, ont mis leur espoir dans un progrès sans cesse renouvelé, indéfini. Ce progrès leur apparaissait comme l’effort de libération de l’homme à l’égard des nécessités de la nature et des contraintes sociales ; c’était la condition et la mesure de la liberté humaine. Alors que la fringale de consommer se répand de plus en plus, en raison des moyens modernes de communication et de la soif de connaître, le progrès devient en lui-même une idéologie partout active. Un doute aujourd’hui se lève pourtant sur sa valeur et sur sa réussite. Que signifie cette quête inexorable d’un progrès qui fuit chaque fois qu’on croit l’avoir conquis ? Non maîtrisé, le progrès laisse insatisfait. Sans doute a-t-on dénoncé, à juste titre, les limites et même les méfaits d’une croissance économique purement quantitative et souhaite-ton atteindre aussi des objectifs d’ordre qualitatif. La qualité et la vérité des rapports humains, le degré de participation et de responsabilité sont non moins significatifs et importants pour le devenir de la société que la quantité et la variété des biens produits et consommés. Surmontant la tentation de vouloir tout mesurer en termes d’efficacité et d’échanges, en rapports de forces et d’intérêts, l’homme désire aujourd’hui substituer de plus en plus à ces critères quantitatifs l’intensité de la communication, la diffusion des savoirs et des cultures, le service réciproque, la concertation pour une tâche commune. Le vrai progrès n’est-il pas dans le développement de la conscience morale qui conduira l’homme à prendre en charge des solidarités élargies et de s’ouvrir librement aux autres et à Dieu. Pour un chrétien, le progrès rencontre nécessairement le mystère eschatologique de la mort : la mort du Christ et sa résurrection, l’impulsion de l’Esprit du Seigneur, aident l’homme à situer sa liberté créatrice et reconnaissante la vérité de tout progrès, dans la seule espérance qui ne déçoit pas (cf. Rm 5, 5).

 

III. Les chrétiens devant ces nouveaux phénomènes

Dynamisme de l’enseignement social de l’Église

42. Devant tant de questions nouvelles, l’Église fait un effort de réflexion pour répondre, dans son domaine propre, à l’attente des hommes. Si aujourd’hui les problèmes paraissent originaux par leur ampleur et leur urgence, l’homme est-il démuni pour les résoudre ? C’est avec tout son dynamisme que l’enseignement social de l’Église accompagne les hommes dans leur recherche. S’il n’intervient pas pour authentifier une structure donnée ou pour proposer un modèle préfabriqué, il ne se limite pas non plus à rappeler quelques principes généraux : il se développe par une réflexion menée au contact des situations changeantes de ce monde, sous l’impulsion de l’Évangile comme source de renouveau, dès lors que son message est accepté dans sa totalité et dans ses exigences. Il se développe aussi avec la sensibilité propre de l’Église, marquée par une volonté désintéressée de service et une attention aux plus pauvres. Il puise enfin dans une expérience riche de plusieurs siècles qui lui permet d’assumer, dans la continuité de ses préoccupations permanentes, l’innovation hardie et créatrice que requiert la situation présente du monde.

Pour une plus grande justice

43. Une plus grande justice reste à instaurer dans la répartition des biens, tant à l’intérieur des communautés nationales que sur le plan international. Dans les échanges mondiaux, il faut dépasser les rapports de forces pour arriver à des ententes concertées en vue du bien de tous. Les rapports de force n’ont jamais établi, en effet, la justice de façon durable et vraie, même si à certains moments l’alternance des positions peut permettre de trouver des conditions plus faciles de dialogue. L’usage de la force suscite du reste la mise en ouvre de forces adverses, d’où un climat de luttes qui débouchent sur des situations extrêmes de violence et des abus [26].

Mais, Nous l’avons souvent affirmé, le devoir le plus important de la justice est de permettre à chaque pays de promouvoir son propre développement, dans le cadre d’une coopération exempte de tout : esprit de domination économique et politique. Certes, la complexité des problèmes soulevés est grande dans l’enchevêtrement actuel des interdépendances ; aussi faut-il avoir le courage d’entreprendre une révision des rapports entre les nations, qu’il s’agisse de répartition internationale de la production, de structure des échanges, de contrôle des profits, de système monétaire, sans oublier les actions de solidarité humanitaire : il faut avoir le courage de mettre en question les modèles de croissance des nations riches, de transformer les mentalités pour les ouvrir à la priorité du devoir international de rénover les organismes internationaux en vue d’une plus grande efficacité.

44. Sous la poussée des nouveaux systèmes de production, les frontières nationales éclatent et l’on voit apparaître de nouvelles puissances économiques, les entreprises multinationales, qui par la concentration et la souplesse de leurs moyens peuvent mener des stratégies autonomes, en grande partie indépendantes des pouvoirs politiques nationaux, donc sans contrôle au point de vue du bien commun. En étendant leurs activités, ces organismes privés peuvent conduire à une nouvelle forme abusive de domination économique dans le domaine social, culturel et même politique. La concentration excessive des moyens et des pouvoirs que dénonçait déjà Pie XI pour le 40e anniversaire de Rerum novarum prend un nouveau visage concret.

Changement des cœurs et des structures

45. Aujourd’hui, les hommes aspirent à se libérer du besoin et de la dépendance. Mais cette libération commence par la liberté intérieure qu’ils doivent retrouver face à leurs biens et à leurs pouvoirs ; ils n’y arriveront que par un amour transcendant de homme, et en conséquence par une disponibilité effective à servir. Sinon, on ne le voit que trop, les idéologies les plus révolutionnaires n’aboutissent qu’à un changement de maîtres : installés à leur tour au pouvoir, les nouveaux maîtres s’entourent de privilèges, limitent les libertés et laissent s’instaurer d’autres formes d’injustice.

Aussi, beaucoup en viennent à s’interroger sur le modèle même de société. L’ambition de nombreuses nations, dans la compétition qui les oppose et les entraîne, est de se rendre maîtresses de la réglé en fonction d’une plus grande justice au lieu d’accentuer les disparités et de vivre dans un climat de méfiance et de luttes qui compromet sans cesse la paix.

Signification chrétienne de l’action politique

46. N’est-ce pas ici qu’apparaît une limite radicale de l’économie ? Nécessaire, l’activité économique peut, si elle est au service de l’homme, être « source de fraternité et signe de la Providence » [27] elle est l’occasion d’échanges concrets entre les hommes de droits reconnus, de services rendus, de dignité affirmée dans le travail. Souvent terrain d’affrontement et de sommation, elle peut ouvrir des dialogues et susciter des coopérations. Pourtant elle risque d’absorber à l’excès les forces et la liberté [28]. C’est pourquoi le passage de l’économique au politique s’avère nécessaire. Certes, sous le terme « politique », beaucoup de confusions sont possibles et doivent être éclairées ; mais chacun sent que, dans les domaines sociaux et économiques – tant nationaux qu’internationaux – la décision ultime revient au pouvoir politique.

Celui-ci, qui est le lien naturel et nécessaire pour assurer la cohésion du corps social, doit avoir pour but la réalisation du bien commun. Il agit, dans le respect des libertés légitimes des individus, des familles et des groupes subsidiaires, afin de créer, efficacement et au profit de tous, les conditions requises pour atteindre le bien authentique et complet de l’homme, y compris sa fin spirituelle. Il se déploie dans les limites de sa compétence, qui peuvent être diverses selon les pays et les peuples. Il intervient toujours avec un souci de justice et de dévouement au bien commun, dont il a la possibilité ultime. Il n’enlève pas pour autant aux individus et aux corps intermédiaires leur champ d’activités et leurs responsabilités propres, par lesquels ils concourent à la réalisation de ce bien commun. En effet, « l’objet de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non de les détruire ni de les absorber » [29].

Selon sa vocation propre, le pouvoir politique doit savoir se dégager des intérêts particuliers pour : envisager sa responsabilité à l’égard du bien de tous les hommes, en dépassant même les limites nationales. Prendre au sérieux la politique à ses divers niveaux – local, régional et mondial, c’est affirmer le devoir de l’homme, de tout homme, de reconnaître la réalité concrète et la valeur de choix qui lui est offerte de chercher à réaliser ensemble : bien de la cité, de la nation, de l’humanité. La politique est une manière exigeante – mais non la seule – de vivre l’engagement chrétien au service des autres. Sans résoudre certes tous les problèmes elle s’efforce d’apporter des solutions aux rapports des hommes entre eux. Son domaine large et englobant n’est pas exclusif. Une attitude envahissante qui tendrait à en faire un absolu deviendrait un grave danger. Tout en reconnaissant l’autonomie de la réalité politique, les chrétiens sollicités d’entrer dans l’action politique s’efforceront de rechercher une cohérence entre leurs options et l’Évangile et de donner, au sein d’un pluralisme légitime, un témoignage, personnel et collectif, du sérieux de leur foi par un service efficace et désintéressé des hommes.

Partage des responsabilités

47. Le passage à la dimension politique exprime aussi une requête actuelle de l’homme : un plus grand partage des responsabilités et des décisions. Cette aspiration légitime se manifeste davantage à mesure que croît le niveau culturel, que se développe le sens de la liberté et que l’homme perçoit mieux comment, dans un monde ouvert sur un avenir incertain, les choix d’aujourd’hui conditionnent déjà la vie de demain. Dans Mater et Magistra [30], Jean XXIII soulignait combien l’accès aux responsabilités est une exigence fondamentale de la nature de l’homme, un exercice concret de sa liberté, une voie pour son développement, et il indiquait comment, dans la vie économique et en particulier dans l’entreprise, cette participation aux responsabilités devait être assurée [31]. Aujourd’hui le domaine est plus vaste, il s’étend au champ social et politique où doit être institué et intensifié un partage raisonnable dans les responsabilités et les décisions. Certes les choix proposés à la décision sont de plus en plus complexes ; les considérations à inclure multiples, la prévision des conséquences aléatoire, même si des sciences nouvelles s’efforcent d’éclairer la liberté dans ces moments importants. Pourtant, bien que des limites s’imposent parfois, ces obstacles ne doivent pas ralentir une diffusion plus grande de la participation à l’élaboration de la décision comme aux : choix eux-mêmes et à leur mise en application. Pour faire contrepoids à une technocratie grandissante, il faut inventer des formes de démocratie moderne, non seulement en donnant à chaque homme la possibilité de s’informer et de s’exprimer, mais en l’engageant dans une responsabilité commune. Ainsi les groupes humains se transforment peu à peu en communautés de partage et de vie. Ainsi la liberté, qui s’affirme trop souvent comme revendication d’autonomie en s’opposant à la liberté d’autrui, s’épanouit dans sa réalité humaine la plus profonde : s’engager et se dépenser pour construire des solidarités actives et vécues. Mais, pour le chrétien, c’est en se perdant en Dieu qui le libère que l’homme trouve une vraie liberté, rénovée dans la mort et la résurrection du Seigneur.

 

IV. Appel à l’action

Nécessité de s’engager dans l’action

48. Dans le domaine social, l’Église a toujours voulu assurer une double fonction : éclairer les esprits pour les aider à découvrir la vérité et discerner la voie à suivre au milieu des doctrines diverses qui sollicitent le chrétien ; entrer dans l’action et diffuser, avec un souci réel du service et de l’efficacité, les énergies de l’Évangile. N’est-ce pas pour être fidèle à cette volonté que l’Église a envoyé en mission apostolique, parmi les travailleurs, des prêtres qui, en partageant la condition ouvrière, veulent y être les témoins de sa sollicitude et sa recherche.

C’est à tous les chrétiens que Nous adressons à nouveau et de façon pressante un appel à l’action. Dans Notre encyclique sur le développement des peuples, Nous insistions pour que tous se mettent à l’œuvre : « Les laïcs doivent assumer comme leur tâche propre le renouvellement de l’ordre temporel. Si le rôle de la hiérarchie est d’enseigner et d’interpréter authentiquement les principes moraux à suivre en ce domaine, il leur appartient, par leurs libres initiatives et sans attendre passivement consignes et directives, de pénétrer d’esprit chrétien la mentalité et les mœurs, les lois et les structures de leur communauté de vie [32]. » Que chacun s’examine pour voir ce qu’il a fait jusqu’ici et ce qu’il devrait faire. Il ne suffit pas de rappeler des principes, d’affirmer des intentions, de souligner des injustices criantes et de proférer des dénonciations prophétiques : ces paroles n’auront de poids réel que si elles s’accompagnent pour chacun d’une prise de conscience plus vive de sa propre responsabilité et d’une action effective. Il est trop facile de rejeter sur les autres la responsabilité des injustices, si on ne perçoit pas en même temps comment on y participe soi-même et comment la conversion personnelle est d’abord nécessaire. Cette humilité fondamentale enlèvera à l’action toute raideur et tout sectarisme ; elle évitera aussi le découragement en face d’une tâche qui apparaît démesurée. L’espérance du chrétien lui vient d’abord de ce qu’il sait que le Seigneur est à l’œuvre avec nous dans le monde, continuant en son Corps qui est l’Église – et par elle dans l’humanité entière – la Rédemption qui s’est accomplie sur la croix et qui a éclaté en victoire au matin de la Résurrection (cf. Mt 28, 20 ; Ph 2, 8-11). Elle vient aussi de ce qu’il sait que d’autres hommes sont à l’œuvre pour entreprendre des actions convergentes de justice et de paix ; car sous une apparente indifférence, il y a au cœur de chaque homme une volonté de vie fraternelle et une soif de justice et de paix, qu’il s’agit d’épanouir.

49. Ainsi, dans la diversité des situations, des fonctions, des organisations, chacun doit situer sa responsabilité et discerner, en conscience, les actions auxquelles il est appelé à participer. Mêlé à des courants divers où, à côté d’aspirations légitimes, se glissent des orientations plus ambiguës, le chrétien doit opérer un tri vigilant et éviter de s’engager dans des collaborations inconditionnelles et contraires aux principes d’un véritable humanisme, même au nom de solidarités effectivement ressenties. S’il veut, en effet, jouer un rôle spécifique, comme chrétien en accord avec sa foi – rôle que les incroyants eux-mêmes attendent de lui –, il doit veiller, au sein de son engagement actif, à élucider ses motivations, à dépasser les objectifs poursuivis, dans une vue plus compréhensive qui évitera le danger des particularismes égoïstes et des totalitarismes oppresseurs.

Pluralisme des options

50. Dans les situations concrètes et compte tenu des solidarités vécues par chacun, il faut reconnaître une légitime variété d’options possibles. Une même foi chrétienne peut conduire à des engagements différents [33]. L’Église invite tous les chrétiens à une double tâche d’animation et d’innovation afin de faire évoluer les structures pour les adapter aux vrais besoins actuels. Aux chrétiens qui paraissent, à première vue, s’opposer à partir d’options différentes, elle demande un effort de compréhension réciproque des positions et des motivations de l’autre. Un examen loyal de ses comportements et de leur rectitude suggérera à chacun une attitude de charité plus profonde qui, tout en reconnaissant les différences n’en croit pas moins aux possibilités de convergence et d’unité. « Ce qui unit les fidèles en effet est plus fort que ce qui les sépare [34]. »

Il est vrai que beaucoup, insérés dans les structures et les conditionnements modernes, sont déterminés par leur façon de penser, leurs fonctions, quand ce n’est pas par la sauvegarde d’intérêts matériels. D’autres ressentent si profondément les solidarités, de classes et de cultures, qu’ils en viennent à partager sans réserve tous les jugements et les options de leur milieu (cf. 1 Th. 5, 21). Chacun aura à cœur de s’éprouver soi-même et de faire surgir cette vraie liberté selon le Christ, qui ouvre à l’universel au sein même des conditions plus particulières.

51. C’est là aussi que les organisations chrétiennes, sous leurs formes diverses, ont également une responsabilité d’action collective. Sans se substituer aux institutions de la société civile, elles ont à exprimer, à leur manière et en dépassant leur particularité, les exigences concrètes de la foi chrétienne dans une transformation juste, et par conséquent nécessaire, de la société [35].

Aujourd’hui plus que jamais, la Parole de Dieu ne pourra être annoncée et entendue que si elle s’accompagne du témoignage de la puissance de l’Esprit Saint, opérant dans l’action des chrétiens au service de leurs frères, aux points où se jouent leur existence et leur avenir.

52. En vous livrant ces réflexions, Nous avons certes conscience, Monsieur le Cardinal, de n’avoir pas abordé tous les problèmes sociaux qui se posent aujourd’hui à l’homme de foi et aux hommes de bonne volonté. Nos récentes déclarations, auxquelles s’ajoute votre message à l’occasion du lancement de la deuxième décennie du développement – concernant notamment les devoirs de l’ensemble des nations dans la grave question du développement intégral et solidaire de l’homme –, demeurent encore dans les esprits. Nous voua adressons celles-ci dans le dessein de fournir au Conseil des laïcs et à la Commission pontificale « Justice et Paix » de nouveaux éléments, en même temps qu’un encouragement, pour la poursuite de leur tâche « d’éveiller le Peuple de Dieu à une pleine intelligence de son rôle à l’heure actuelle » et de « promouvoir l’apostolat au plan international [36]. »

C’est dans ces sentiments que Nous vous donnons, Monsieur le Cardinal, Notre Bénédiction apostolique.

PAUL VI


[1] Cf. constitution pastorale Gaudium et Spes, 10 : AAS 58 (1966), p. 1033.

[2] AAS 23 (1931), p. 209 sq.

[3] AAS 53 (1961), p. 429.

[4] AAS 59 (1967), p. 258.

[5] Ibidem, 1 : p. 257.

[6] Cf. 2 Cor. 4, 17.

[7] Encyclique Populorum Progressio, 25 : AAS 59 (1967), p. 269-270.

[8] Cf. Apoc. 3 12 ; 21, 2.

[9] Const. past. Gaudium et Spes, 25 : AAS 58 (1966), p. 1045.

[10] Ibidem, 67 : p. 1089.

[11] Encyclique Populorum Progressio, 69 : AAS 59 (1967), p. 290-291.

[12] Cf. Rm 25, 35.

[13] Déclaration Nostra Aetate, 5 : AAS 58 (1966), p. 743.

[14] N. 37 : AAS 59 (1967), p. 276.

[15] Décret Inter Mirifica, 12 : AAS 56 (1964), p.149.

[16] Enc. Pacem in Terris : AAS 55 (1963), p. 261 sq.

[17] Cf. Message pour la Journée mondiale de la Paix : AAS 63 (1971), p. 5-9.

[18] Const. past. Gaudium et Spes, 74 : AAS 58 (1969), p. 1095-1096.

[19] Déclar. Dignitatis Humanae, 1 : AAS 58 (1966), p. 930.

[20] N. 159 : AAS (1963), p. 300.

[21] Cf. const. past. Gaudium et Spes, 11 : AAS 58 (1966), p. 1033.

[22] Cf. Rm 15, 16.

[23] Cf. const. past. Gaudium et Spes, 11 : AAS 58 (1966), n. 50.

[24] N. 13 : AAS 59, 1967, p. 264, Documents Pontificaux de Paul VI, VI, 1967, p. 216.

[25] Cf. const. past. Gaudium et Spes, 11 : AAS 58 (1966), n. 36

[26] Cf. Populorum Progressio, n. 56 et ss. : AAS 56, 1967, p. 285 et ss., Documents Pontificaux de Paul VI, VI, 1967, p. 235 et ss.

[27] Cf. Populorum Progressio, n. 56 et ss. : AAS 56, 1967, p. 299., Documents Pontificaux de Paul VI, VI, 1967, p. 246.

[28] Cf. const. past. Gaudium et Spes, 11 : AAS 58 (1966), n. 63.

[29] Pie XI, encyclique Quadragesimo anno : AAS 23, 1931, pa. 203 ; cf. Jean XXIII, encyclique Mater et Magistra : AAS 53, 1961, p. 414 et 428, ou n. 31 et 113 ; const. past. Gaudium et Spes, n. 74, 75, 76.

[30] AAS 53, 1961, p. 420-422 ou n. 68 et 75.

[31] Cf. const. Past. Gaudium et Spes, n. 68 et 75.

[32] N. 81, AAS, 59, 1967, Documents Pontificaux de Paul VI, VI, 1967, p. 244.

[33] Cf. const. Past. Gaudium et Spes, n. 43.

[34] Ibidem, n. 92.

[35] Cf. constitution Lumen gentium, n. 31 ; décret Apostolicam actuositatem, n. 5.

[36] Paul VI, Motu Proprio Catholicam Christi Ecclesiam, 6 janvier 1967, II et I, 1 : AAS, 59 ; 1967, p. 27 et 26, cf. Documents Pontificaux de Paul VI, VI, 1967, p. 44 et 43.

    



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