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DISCOURS DU PAPE FRANÇOIS
À L'OUVERTURE DU CONGRÈS ECCLÉSIAL DU DIOCÈSE DE ROME

Basilique Saint-Jean-de-Latran
Jeudi 16 juin 2016

[Multimédia]


 

Bonsoir !

Les cinq nefs sont pleines. Bien ! On voit que l’envie de travailler est présente.

« La joie de l’amour : le chemin des familles à Rome » : tel est le thème de votre congrès diocésain. Je ne commencerai pas en parlant de l’exhortation, puisque vous en ferez l’objet d’un examen dans différents groupes de travail. Je voudrais reprendre avec vous certaines idées/tensions clés qui sont apparues lors du chemin synodal, et qui peuvent nous aider à mieux comprendre l’esprit qui se reflète dans l’exhortation. Un document qui peut orienter vos réflexions et vos dialogues, et ainsi offrir « à la fois encouragement, stimulation et aide aux familles dans leur engagement ainsi que dans leurs difficultés » ( al, n. 4 ). Et j’aimerais faire cette présentation de quelques idées/tensions clés à travers trois images bibliques qui nous permettront de prendre contact avec le passage de l’Esprit dans le discernement des Pères synodaux. Trois images bibliques.

1. « N’approche pas d’ici, retire tes sandales de tes pieds car le lieu où tu te tiens est une terre sainte » ( Ex 3, 5 ) : telle fut l’invitation de Dieu à Moïse devant le buisson ardent. Le terrain à traverser, les thèmes à affronter dans le synode, exigeaient une attitude déterminée. Il ne s’agissait pas d’analyser un argument quelconque ; nous n’étions pas devant une situation quelconque. Nous avions devant nous les visages concrets de nombreuses familles. Et j’ai su que, dans certains groupes de travail, au cours du synode, les Pères synodaux ont partagé leur propre réalité familiale. Donner ainsi un visage aux thèmes — pour ainsi dire — exigeait, et exige, un climat de respect capable de nous aider à écouter ce que Dieu nous dit à l’intérieur de nos situations. Non pas un respect diplomatique ou politiquement correct, mais un respect chargé de préoccupations et de questions honnêtes qui concernaient le soin des vies que nous sommes appelés à paître. Comme cela aide, de donner un visage aux thèmes ! Et comme cela aide de s’apercevoir qu’il y a un visage derrière les documents, comme cela aide ! Cela nous libère de la hâte en vue d’obtenir des conclusions bien formulées mais qui manquent très souvent de vie; cela nous libère des paroles abstraites, pour pouvoir nous approcher et nous engager à l’égard de personnes concrètes. Cela nous protège de l’idéologisation de la foi à travers des systèmes bien construits, mais qui ignorent la grâce. Nous devenons si souvent pélagiens ! Et cela ne peut se faire que dans un climat de foi. C’est la foi qui nous pousse à ne pas nous lasser de chercher la présence de Dieu dans les changements de l’histoire.

Chacun de nous a eu une expérience de famille. Dans certains cas, l’action de grâces jaillit avec plus de facilités que dans d’autres, mais nous avons tous vécu cette expérience. Dans ce contexte, Dieu est venu à notre rencontre. Sa Parole est venue à nous non comme une suite de thèses abstraites, mais comme une compagne de voyage qui nous a soutenus dans la douleur, qui nous a animés dans la fête et nous a toujours indiqué le but du chemin ( al, 22 ). Cela nous rappelle que nos familles, les familles dans nos paroisses avec leurs visages, leurs histoires, avec toutes leurs problématiques ne sont pas un problème, elles sont une opportunité que Dieu place devant nous. Une opportunité qui nous exhorte à susciter une créativité missionnaire capable d’embrasser toutes les situations concrètes, dans notre cas, des familles romaines. Non seulement de celles qui viennent ou qui se trouvent dans les paroisses — ce serait plus ou moins facile — mais il faut pouvoir arriver aux familles de nos quartiers, à ceux qui ne viennent pas. Cette rencontre nous appelle à ne considérer rien ni personne comme perdu, mais à chercher, à renouveler l’espérance de savoir que Dieu continue d’agir à l’intérieur de nos familles. Cela nous appelle à n’abandonner personne parce qu’il n’est pas à la hauteur de ce qu’on lui demande. Et cela nous impose de sortir des déclarations de principe pour pénétrer dans le cœur palpitant des quartiers romains et, comme des artisans, nous mettre à façonner dans cette réalité le rêve de Dieu, ce que peuvent faire uniquement les personnes de foi, celles qui ne ferment pas le passage à l’action de l’Esprit Saint et qui se salissent les mains. Réfléchir sur la vie de nos familles, telles qu’elles sont et telles qu’elles se trouvent, nous demande de nous déchausser pour découvrir la présence de Dieu. C’est une première image biblique. Aller: Dieu est là. Dieu qui anime, Dieu qui vit, Dieu qui est crucifié... mais c’est Dieu.

2. Maintenant, la deuxième image biblique. Celle du pharisien qui, en priant, disait au Seigneur : « Mon Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont rapaces, injustes, adultères, ou bien encore comme ce publicain » ( Lc 18, 11 ). L’une des tentations ( cf. al, n. 229 ) à laquelle nous sommes constamment exposés est d’avoir une logique séparatiste. C’est intéressant. Pour nous défendre, nous croyons gagner en identité et en sécurité chaque fois que nous nous différencions ou que nous nous isolons des autres, spécialement de ceux qui vivent dans une situation différente. Mais l’identité ne se fait pas dans la séparation : l’identité se fait dans l’appartenance. Mon appartenance au Seigneur : cela me donne une identité. Ne pas me détacher des autres pour qu’ils ne me « contaminent » pas.

Je considère qu’il est nécessaire de faire un pas important: nous ne pouvons pas analyser, réfléchir et encore moins prier sur la réalité comme si nous étions sur des rives ou sur des sentiers différents, comme si nous étions en dehors de l’histoire. Nous avons tous besoin de nous convertir, nous avons tous besoin de nous placer devant le Seigneur pour renouveler chaque fois l’alliance avec Lui et lui dire avec le publicain : Mon Dieu, aie pitié de moi qui suis un pécheur ! Avec ce point de départ, nous restons inclus dans la même « partie » — non pas détachés, inclus dans la même partie — et nous nous plaçons devant le Seigneur dans une attitude d’humilité et d’écoute.

Regarder nos familles avec la délicatesse avec laquelle Dieu les regarde nous aide à juste titre à tourner nos consciences dans la même direction. L’accent mis sur la miséricorde nous place face à la réalité de manière réaliste, non pas toutefois avec un réalisme quelconque, mais avec le réalisme de Dieu. Nos analyses sont importantes, elles sont nécessaires et elles nous aideront à avoir un sain réalisme. Mais rien n’est comparable au réalisme évangélique qui ne s’arrête pas à la description des situations, des problématiques — encore moins du péché — mais qui va toujours au-delà et réussit à voir derrière chaque visage, chaque histoire, chaque situation, une opportunité, une possibilité. Le réalisme évangélique s’engage envers l’autre, envers les autres et ne fait pas des idéaux et du « devoir être » un obstacle pour rencontrer les autres dans les situations où ils se trouvent. Il ne s’agit pas de ne pas proposer l’idéal évangélique, non, il ne s’agit pas de cela. Au contraire, il nous invite à le vivre à l’intérieur de l’histoire avec tout ce que cela comporte. Et cela ne signifie pas ne pas être clair dans la doctrine, mais éviter de tomber dans des jugements et des comportements qui ne tiennent pas compte de la complexité de la vie. Le réalisme évangélique se salit les mains parce qu’il sait que le « grain et l’ivraie » poussent ensemble et le meilleur grain — dans cette vie — sera toujours mélangé à un peu d’ivraie. « Je comprends ceux qui préfèrent une pastorale plus rigide qui ne donne lieu à aucune confusion », je les comprends. « Mais je crois sincèrement que Jésus veut une Église attentive au bien que l’Esprit Saint répand au milieu de la fragilité : une Mère qui, au moment même où elle explique clairement son enseignement objectif, « ne renonce pas au bien possible, bien qu’elle court le risque de se salir avec la boue de la route ». Une Église capable d’« assumer la logique de la compassion envers les personnes fragiles et d’éviter les persécutions ou les jugements trop durs et impatients. L’Évangile lui-même nous demande de ne pas juger et de ne pas condamner ( cf. Mt 7, 1; Lc 6, 37 ) » ( al, n. 308 ). Et je fais ici une parenthèse. J’ai eu entre les mains — vous la connaissez certainement — l’image de ce chapiteau de la basilique Sainte-Marie-Madeleine au Vézelay, dans le sud de la France, où commence le Chemin de Saint-Jacques : d’un côté, il y a Judas, pendu, la langue dehors, et de l’autre côté du chapiteau, il y a Jésus le bon pasteur qui le porte sur les épaules, qui l’emporte avec lui. C’est un mystère que cela. Mais ces hommes du Moyen-âge qui enseignaient la catéchèse par les images, avaient compris le mystère de Judas. Et le père Primo Mazzolari a prononcé un beau discours, un jeudi saint, sur cela, un beau discours. C’est un prêtre non pas de ce diocèse, mais d’Italie. Un prêtre d’Italie qui a bien compris cette complexité de la logique de l’Évangile. Et celui qui s’est le plus sali les mains, c’est Jésus. Jésus s’est sali le plus. Ce n’était pas quelqu’un de « propre », mais il allait vers les gens, parmi les gens et il prenait les gens comme ils étaient, non comme ils devaient être. Revenons à l’image biblique : « Je te rends grâce Seigneur, parce que je suis de l’Action catholique, ou de cette association, ou de la Caritas, ou de ceci ou de cela... et non comme ceux-là qui habitent dans les banlieues et qui sont des voleurs et des délinquants et... ». Cela n’aide pas la pastorale !

3. Troisième image biblique : « Vos anciens auront des songes » ( cf. Jl 3, 1 ). C’était l’une des prophéties de Joël pour le temps de l’Esprit. Les anciens feront des songes et les jeunes auront des visions. Avec cette troisième image, je voudrais souligner l’importance que les Pères synodaux ont donnée à la valeur du témoignage comme lieu où l’on peut trouver le rêve de Dieu et la vie des hommes. Dans cette prophétie, nous contemplons une réalité inéluctable : dans les songes de nos anciens, se trouve bien souvent la possibilité que nos jeunes aient de nouvelles visions, aient de nouveau un avenir — je pense aux jeunes de Rome, des périphéries de Rome —, aient un lendemain, aient une espérance. Mais si 40% des jeunes de moins de 25 ans n’ont pas de travail, quelle espérance peuvent-ils avoir ? Ici, à Rome. Comment trouver le chemin ? Ce sont deux réalités — les personnes âgées et les jeunes — qui vont ensemble et qui ont besoin l’une de l’autre et qui sont liées. Il est beau de trouver des époux, des couples, qui, même âgés, continuent de se chercher, de se regarder; ils continuent de s’aimer et de se choisir. C’est si beau de trouver des « grands-parents » qui montrent sur leurs visages ridés par le temps la joie qui naît d’avoir fait un choix d’amour et par amour. A Sainte-Marthe, beaucoup de couples viennent qui fêtent 50, 60 ans de mariage, et aux audiences du mercredi aussi, et je les embrasse toujours et je les remercie de leur témoignage et je demande : « Lequel d’entre vous a eu le plus de patience ? » et ils disent toujours : « Tous les deux ! ». Parfois, en plaisantant, l’un d’eux dit : « Moi ! », mais ensuite, il dit : « Non, non, je plaisante ! ». Et une fois, il y a eu une réponse très belle, je crois que tous le pensaient, mais il y a eu un couple marié depuis 60 ans qui a réussi à l’exprimer : « Nous sommes encore amoureux ! ». Que c’est beau ! Les grands-parents qui apportent un témoignage. Et je dis toujours : montrez-le aux jeunes qui se lassent vite, qui disent au bout de deux ou trois ans : « Je retourne chez maman ! ». Les grands-parents !

En tant que société, nous avons privé de leur voix nos personnes âgées — c’est un péché social actuel ! — nous les avons privées de leur espace ; nous les avons privées de l’occasion de nous raconter leur vie, leurs histoires, leurs expériences. Nous les avons mises de côté et ainsi, nous avons perdu la richesse de leur sagesse. En les écartant, nous écartons la possibilité de prendre contact avec le secret qui leur a permis d’aller de l’avant. Nous nous sommes privés du témoignage d’époux qui non seulement ont persévéré dans le temps, mais qui conservent dans leur cœur la gratitude pour tout ce qu’ils ont vécu ( cf. al n. 38 ).

Ce manque de modèles, de témoignages, ce manque de grands-parents, de pères capables de raconter leurs rêves ne permet pas aux jeunes générations d’« avoir des visions ». Et ils restent immobiles. Cela ne leur permet pas de faire des projets, étant donné que l’avenir engendre de l’insécurité, de la méfiance, de la peur. Seul le témoignage de nos parents, voir qu’il a été possible de lutter pour quelque chose qui valait la peine, les aidera à élever leur regard. Comment pouvons-nous prétendre que les jeunes vivent le défi de la famille, du mariage comme un don, s’ils nous entendent constamment dire que c’est un poids ? Si nous voulons des « visions », laissons nos grands-parents nous raconter, nous faire partager leurs rêves, pour que nous puissions avoir des prophéties pour le lendemain. Et ici, je voudrais m’arrêter un moment. L’heure est venue d’encourager les grands-parents à rêver. Nous avons besoin des rêves des grands-parents et d’écouter ces rêves. Le salut vient de là. Ce n’est pas un hasard si l’enfant Jésus, lorsqu’il est amené au Temple, est accueilli par deux « grands-parents » qui avaient raconté leurs rêves: ce vieil homme [Siméon] avait « rêvé », l’Esprit lui avait promis qu’il verrait le Seigneur. L’heure est venue — et ce n’est pas une métaphore — l’heure est venue où les grands-parents doivent rêver. Il faut les pousser à rêver, à nous dire quelque chose. Ils se sentent écartés, voire méprisés. Dans nos programmes pastoraux, nous aimons dire « c’est l’heure d’avoir du courage », « c’est l’heure des laïcs », « c’est l’heure... ». Mais si je devais dire: c’est l’heure des grands-parents ! « Mais, Père, vous allez à reculons, vous êtes pré-conciliaire ! ». C’est l’heure des grands-parents: que les grands-parents rêvent, et les jeunes apprendront à prophétiser et à réaliser avec leur force, avec leur imagination, avec leur travail, les rêves des grands-parents. C’est l’heure des grands- parents. Et j’aimerais beaucoup que vous vous arrêtiez sur cela dans vos réflexions, j’aimerais beaucoup.

Trois images, pour lire Amoris laetitia :

1. La vie de chaque personne, la vie de chaque famille doit être traitée avec un grand respect et un grand soin. En particulier quand nous réfléchissons sur ces choses.

2. Gardons-nous de mettre en œuvre une pastorale des ghettos et pour des ghettos.

3. Donnons de la place aux personnes âgées pour qu’elles recommencent à rêver.

Trois images qui nous rappellent combien « la foi ne nous retire pas du monde, mais nous y insère plus profondément » ( al, n. 181 ). Non pas comme ces hommes parfaits et immaculés qui croient tout savoir, mais comme des personnes qui ont connu l’amour que Dieu a pour nous ( cf. 1 Jn 4, 16 ). Et dans une telle confiance, dans une telle certitude, avec beaucoup d’humilité et de respect, nous voulons nous approcher de tous nos frères pour vivre la joie de l’amour en famille. Avec cette confiance, renonçons aux « enclos » « qui nous permettent de nous garder à distance du nœud du drame humain, afin d’accepter d’entrer vraiment en contact avec l’existence concrète des autres et de connaître la force de la tendresse » ( al, n. 308 ). Cela nous impose de développer une pastorale familiale capable d’accueillir, d’accompagner, de discerner et d’intégrer. Une pastorale qui permette et rende possible la structure adaptée, afin que la vie qui nous a été confiée trouve le soutien dont elle a besoin pour se développer selon le rêve — permettez-moi le réductionnisme — selon le rêve du « plus ancien »: selon le rêve de Dieu. Merci.

Au terme de son discours au congrès diocésain de Rome, le Pape François a répondu à trois questions:

Dans l’exhortation Evangelii gaudium, vous dites que le grand problème d’aujourd’hui est l’« individualisme pratique et avare », et dans Amoris laetitia, vous dites qu’il faut créer des réseaux de relations entre les familles. Vous utilisez une expression qui pourrait sonner un peu mal en italien : « la famille élargie ». Une révolution de la tendresse est nécessaire. Nous ressentons nous aussi le virus de l’individualisme dans nos communautés. Nous avons besoin d’aide pour créer ce réseau de relations entre les familles, capable de briser la fermeture et de se retrouver.

Il est vrai que l’individualisme est comme l’axe de cette culture. Et cet individualisme a de nombreux noms, de nombreux noms à la racine égoïste : ils se cherchent toujours eux-mêmes, ils ne regardent pas l’autre, ils ne regardent pas les autres familles... L’on en vient parfois à de véritables cruautés pastorales. Je parle par exemple d’une expérience que j’ai vécue lorsque j’étais à Buenos Aires : dans un diocèse voisin, certains curés ne voulaient pas baptiser les enfants des filles-mères. Pensez-vous ! Comme si c’étaient des animaux. Et c’est de l’individualisme. « Non, nous sommes les parfaits, telle est la route à suivre... ». C’est un individualisme qui recherche aussi le plaisir, il est hédoniste. Je dirais presque un mot un peu fort, mais je le dis entre guillemets : ce « maudit bien-être » qui nous a fait tant de mal. Le bien-être. Aujourd’hui, l’Italie connaît un ralentissement terrible des naissances : il est, je crois, en-dessous de zéro. Mais cela a commencé avec cette culture du bien-être, depuis quelques décennies... J’ai connu de nombreuses familles qui préféraient — mais s’il vous plaît, les animalistes, ne m’accablez pas, car je ne veux offenser personne — avoir deux ou trois chats, un chien plutôt qu’un enfant. Parce que faire un enfant n’est pas facile, et ensuite l’éduquer... Mais ce qui devient le plus un défi avec un enfant, est que tu fais une personne qui deviendra libre. Le chien, le chat, te donneront de l’affection, mais une affection « programmée », jusqu’à un certain point, non libre. Tu as un, deux, trois, quatre enfants, et ils seront libres et devront s’insérer dans la vie avec les risques qu’elle comporte. Voilà le défi qui fait peur : la liberté. Et revenons-en à l’individualisme: je crois que nous avons peur de la liberté. Dans la pastorale également : « Mais que dira-t-on si je fais cela ?...Et peut-on le faire ?... ». Et on a peur. Mais tu as peur : prends le risque ! Dès lors que tu es là, et que tu dois décider, prends le risque ! Si tu commets une erreur, il existe le confesseur, il existe l’évêque, mais prends le risque ! C’est comme le pharisien : la pastorale des mains propres, tout propre, tout en ordre, tout beau. Mais en dehors de ce milieu, combien de misère, combien de douleur, combien de pauvreté, combien de manque d’opportunité de développement ! C’est un individualisme égoïste, c’est un individualisme qui a peur de la liberté. C’est un individualisme — je ne sais pas si la grammaire me le permet — je dirais « encageante » : il te met en cage, il ne te laisse pas voler en liberté. Et ensuite, oui, la famille élargie. C’est vrai, c’est un mot qui ne sonne pas toujours bien, mais cela dépend des cultures; j’ai écrit l’exhortation en espagnol... J’ai connu par exemple des familles...

L’autre jour précisément, il y a une semaine ou deux, l’ambassadeur d’un pays est venu présenter ses Lettres de Créance. Il y avait l’ambassadeur, sa famille et la dame qui faisait le ménage chez eux depuis de nombreuses années : voilà une famille élargie. Et cette femme était de la famille : une femme seule, et non seulement ils la payaient bien, ils la payaient en règle, mais quand ils ont dû aller voir le Pape pour présenter les Créances : « Viens avec nous, car tu fais partie de la famille ». C’est un exemple. Il s’agit de donner de la place aux gens. Et parmi les gens simples, avec la simplicité de l’Evangile, cette bonne simplicité, il y a ces exemples, d’élargissement de la famille...

Et ensuite, l’autre mot-clé que tu as dit, en plus de l’individualisme, de la peur de la liberté et de l’attachement au plaisir, tu as dit un autre mot : la tendresse. C’est la caresse de Dieu, la tendresse. Un jour, lors d’un synode, cette phrase a été prononcée : « Nous devons faire la révolution de la tendresse ». Et certains pères — il y a des années — ont dit : « Mais on ne peut pas dire cela, ça ne sonne pas bien ». Mais aujourd’hui, nous pouvons le dire : il manque la tendresse, il manque la tendresse. Caresser non seulement les enfants, les malades, caresser tout, les pécheurs... Et il y a de bons exemples de la tendresse... La tendresse est un langage qui vaut pour les plus petits, pour ceux qui n’ont rien : un enfant connaît son papa et sa maman par les caresses, ensuite par la voix, mais c’est toujours la tendresse. Et il me plaît d’entendre un papa ou une maman parler à l’enfant qui commence à parler, le papa et la maman deviennent eux aussi enfants [le Pape les imite]

Ils parlent comme ça... Nous l’avons tous vu, c’est vrai. Telle est la tendresse. C’est m’abaisser au niveau de l’autre. C’est le chemin qu’a suivi Jésus. Jésus n’a pas considéré le fait d’être Dieu comme un privilège: il s’est abaissé ( cf. Ph 2, 6-7 ). Et il a parlé notre langue, il a parlé avec nos gestes. Et le chemin de Jésus est le chemin de la tendresse. Voilà : l’hédonisme, la peur de la liberté, tel est précisément l’individualisme contemporain. Il faut sortir par le chemin de la tendresse, de l’écoute, de l’accompagnement, sans demander... Oui, avec ce langage, avec cette attitude, les familles grandissent : il y a la petite famille, ensuite la grande famille des amis ou de ceux qui viennent... Je ne sais pas si j’ai répondu, mais il me semble que oui, cela m’est venu ainsi.

Nous savons qu’en tant que communautés chrétiennes, nous ne voulons pas renoncer aux exigences radicales de l’Évangile de la famille. Comment éviter que naisse dans nos communautés une double morale, une exigence et une permissivité, l’une rigoriste et l’autre laxiste ?

Aucune des deux n’est vérité : ni le rigorisme, ni le laxisme ne sont vérité. L’Évangile choisit une autre voie. C’est la raison de ces quatre mots — accueillir, accompagner, intégrer, discerner — sans mettre le nez dans la vie morale des gens. Pour votre tranquillité, je dois vous dire que tout ce qui est écrit dans l’exhortation — et je reprends les mots d’un grand théologien qui a été secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le cardinal Schönborn, qui l’a présentée — tout est thomiste, du début à la fin. C’est la doctrine sûre. Mais nous voulons, si souvent, que la doctrine sûre soit dotée de cette mathématique sûre qui n’existe pas, ni avec le laxisme, peu regardant, ni avec la rigidité. Pensons à Jésus: l’histoire demeure la même, elle se répète. Quand Jésus parlait aux gens, ceux-ci disaient : « Il enseignait non pas comme les scribes, mais comme celui qui parle avec autorité » ( cf. Mc 1, 22 ). Ces docteurs connaissaient la loi, et pour chaque cas, ils avaient une loi spécifique, pour arriver en fin de compte à environ 600 préceptes. Tout est réglé, tout. Et le Seigneur — la colère de Dieu, je la vois dans ce chapitre 23 de Matthieu, ce chapitre est terrible — m’impressionne surtout lorsqu’il parle du quatrième commandement et dit : « Vous, qui au lieu de donner à manger à vos parents âgés, leur dites : “ Non, j’en ai fait la promesse, mieux vaut l’autel que vous ”, vous êtes en contradiction » ( cf. Mt 7, 10-13 ). Jésus était ainsi, et il a été condamné par haine, ils lui tendaient toujours des pièges : « Peut-on faire cela, ou pas ? ». Pensons à la scène de l’adultère ( cf. Jn 8, 1-11 ). Il est écrit : elle doit être lapidée. C’est la morale. Elle est claire. Et elle n’est pas rigide, celle-là n’est pas rigide, c’est une morale claire. Elle doit être lapidée. Pourquoi ? En vertu de la sacralité du mariage, la fidélité. Jésus est clair en cela. Le mot est adultère. Il est clair. Et Jésus joue un peu l’innocent, il laisse passer le temps, écrit par terre... Et ensuite il dit : « Commencez : que le premier d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ». Jésus a manqué à la loi, dans ce cas. Ils sont partis, à commencer par les plus vieux. « Femme, personne ne t’a condamnée ? Moi non plus ». Quelle est la morale ? C’était de la lapider. Mais Jésus va au-delà, au-delà de la morale. Cela nous fait penser que l’on ne peut pas parler de la « rigidité », de la « sécurité », d’être mathématique dans la morale, comme la morale de l’Évangile.

Ensuite, continuons avec les femmes: quand cette femme ou cette jeune fille [la Samaritaine, cf. Jn 4, 1-27], je ne sais pas quelle était sa situation, commença à faire un peu la « catéchiste » et à dire : « Mais il faut adorer Dieu sur cette montagne, ou sur celle-ci ?... ». Jésus lui a dit : « Et ton mari ?... » — « Je n’en ai pas » — « Tu as dit la vérité ». Et en effet, elle portait de nombreuses médailles d’adultère, beaucoup de « décoration »... Pourtant, elle a été la première à être pardonnée, elle a été « l’apôtre » de la Samarie. Alors, comment doit-on faire ? Allons à l’Evangile, allons à Jésus ! Cela ne signifie pas jeter le bébé avec l’eau sale du bain, non, non. Cela signifie chercher la vérité; et que la morale est un acte d’amour, toujours : d’amour pour Dieu, d’amour envers son prochain. C’est également un acte qui laisse place à la conversion de l’autre, il ne condamne pas immédiatement, il laisse de l’espace.

Une fois — il y a beaucoup de prêtres ici, mais excusez-moi — mon prédécesseur, non, l’autre, le cardinal Aramburu, qui est mort après mon prédécesseur, m’a donné un conseil quand j’ai été nommé archevêque : « Quand tu vois qu’un prêtre vacille un peu, glisse, appelle-le et dis-lui: “ Parlons un peu, on m’a dit que tu étais dans cette situation, presque de double vie, je ne sais pas... ”; et tu verras que ce prêtre commencera à te dire : “ Non ce n’est pas vrai, non... ” ; interromps-le et dis-lui : “ Ecoute-moi, rentre chez toi, penses-y et reviens dans quinze jours, nous en reparlerons ; et pendant ces quinze jours — c’est ce qu’il me disait — il avait le temps de penser, de repenser devant Jésus et de revenir : “ Oui, c’est vrai. Aide-moi ! ”. Il faut toujours du temps. “ Mais, Père, ce prêtre a vécu, il a célébré la Messe, en état de péché mortel pendant ces quinze jours, c’est ce que dit la morale, et vous, que dites-vous ? ”. Qu’est-ce qui est mieux ? Qu’est-ce qui a été mieux ? Que l’évêque ait eu la générosité de lui laisser quinze jours pour y penser, malgré le risque de célébrer la Messe en état de péché mortel, c’est cela qui est mieux ou l’autre option, la morale rigide ? Et à propos de la morale rigide, je vous raconterai un fait auquel j’ai moi-même assisté. Pendant mes études de théologie, l’examen concernant l’écoute des Confessions — il s’appelait « ad audiendas » — avait lieu en troisième année, mais nous, ceux de deuxième année, nous avions la permission d’aller y assister pour nous préparer ; et une fois, on a soumis à l’un de nos camarades le cas d’une personne qui va se confesser, mais un cas très compliqué, concernant le septième commandement, « de justitia et jure » ; mais c’était vraiment un cas tellement irréel... ; et ce camarade, qui était une personne normale, a dit au professeur : « Mais père, cela n’arrive pas dans la vie » — « Oui, mais on le trouve dans les livres ! ». J’ai vu cela.

Où que l’on aille, nous entendons parler aujourd’hui de crise du mariage. C’est pourquoi nous voulions vous demander : sur quoi devons-nous miser aujourd’hui pour éduquer les jeunes à l’amour, en particulier au mariage sacramentel, en surmontant leurs résistances, le scepticisme, le désenchantement, la peur du définitif ?

Je reprends ton dernier mot : nous vivons aussi une culture du provisoire. J’ai entendu un évêque raconter, il y a quelques mois, qu’il avait reçu un jeune homme qui avait fini ses études universitaires, un brave garçon, qui lui a dit : « Je veux devenir prêtre, mais pendant dix ans ». C’est la culture du provisoire. Et cela se produit partout, même dans la vie sacerdotale, dans la vie religieuse. Le provisoire. C’est pour cela qu’une partie de nos mariages sacramentels sont nuls, car ils [les époux] disent : « Oui, pour toute la vie », mais ils ne savent pas ce qu’ils disent, car ils ont une autre culture. Ils le disent et ils sont de bonne volonté, mais ils n’en ont pas la conscience. Une fois, à Buenos Aires, une femme m’a adressé un reproche : « Vous les prêtres, vous êtes malins, car pour devenir prêtre vous étudiez huit ans, et ensuite, si les choses ne vont pas bien et que le prêtre rencontre une jeune fille qui lui plaît... pour finir vous lui donnez la permission de se marier et de fonder une famille. Et nous les laïcs, qui recevons un sacrement indissoluble pour toute la vie, on nous fait suivre quatre conférences et cela pour toute la vie ! ». Pour moi, l’un des problèmes est le suivant : la préparation au mariage.

Ensuite, cette question est profondément liée au fait social. Je me souviens avoir téléphoné — ici en Italie, l’année dernière — avoir téléphoné à un jeune homme que j’avais connu quelques temps auparavant à Ciampino et qui se mariait. Je l’ai appelé et je lui ai dit : « Ta mère m’a dit que tu te mariais le mois prochain... Où le feras-tu.. ? — Mais nous ne savons pas, parce que nous sommes en train de chercher l’église adaptée à la robe de ma fiancée... Et ensuite nous devons faire beaucoup de choses : les dragées, chercher un restaurant qui ne soit pas loin...». Voilà les préoccupations ! Un fait social. Comment changer cela ? Je ne sais pas. Un fait social à Buenos Aires : j’ai interdit de célébrer des mariages religieux, à Buenos Aires, dans les cas que nous appelons « matrimonios de apuro », mariages « en hâte » [réparateurs], quand un bébé est attendu. A présent, les choses sont en train de changer, mais il existe cela : socialement, tout doit être en règle, le bébé arrive, nous célébrons le mariage. J’ai interdit de le faire, car ils ne sont pas libres, ils ne sont pas libres ! Peut-être s’aiment-ils. Et j’ai vu de beaux cas, où ensuite, après deux-trois ans, ils se sont mariés, et je les ai vus entrer dans l’église, le papa, la maman et l’enfant qu’elle tenait par la main. Mais ils savaient bien ce qu’ils faisaient. La crise du mariage existe parce qu’on ne sait pas ce qu’est le sacrement: on ne sait pas qu’il est indissoluble, on ne sait pas que c’est pour toute la vie. C’est difficile. Voilà une autre de mes expériences à Buenos Aires : quand les curés faisaient les cours de préparation au mariage, il y avait toujours 12-13 couples, pas plus, on n’arrivait pas à 30 personnes. La première question qui était posée était : « Combien d’entre vous vivent ensemble ? ». La majorité levait la main. Ils préfèrent vivre ensemble, et cela est un défi, demande du travail. Il ne faut pas dire tout de suite : « Pourquoi est-ce que tu ne te maries pas à l’église ? Non. Les accompagner : attendre et faire mûrir. Et faire mûrir la fidélité. Dans la campagne argentine, dans la zone du nord-est, il y a une superstition : les fiancés qui ont un enfant se mettent en concubinage. A la campagne, c’est ce qui arrive. Ensuite, quand l’enfant doit aller à l’école, ils font un mariage civil. Et ensuite, quand ils sont grand-parents, ils célèbrent le mariage religieux. C’est une superstition, car ils disent que célébrer tout de suite le mariage religieux fait peur au mari ! Nous devons lutter également contre cette superstition. Pourtant, je dois dire que j’ai vraiment vu une grande fidélité dans ces concubinages, une grande fidélité; et je suis certain que c’est un véritable mariage, ils ont la grâce du mariage, précisément en raison de la fidélité qu’ils vivent. Mais il y a des superstitions locales. La pastorale du mariage est la plus difficile.

Et ensuite, la paix dans la famille. Pas seulement quand les époux discutent entre eux, même si le conseil est toujours de ne pas finir la journée sans faire la paix, car la guerre froide du lendemain est pire. C’est pire, oui, c’est pire. Mais quand les parents, les beaux-parents s’en mêlent, car ce n’est pas facile de devenir beau-père ou belle-mère... ce n’est pas facile. J’ai entendu une belle chose, qui plaira aux femmes: quand une femme voit lors de l’échographie qu’elle est enceinte d’un petit garçon, à partir de ce moment elle commence à étudier pour devenir belle-mère !

Je reprends sérieusement : on doit faire la préparation au mariage de près, sans s’effrayer, lentement. C’est souvent un chemin de conversion. Il y a des jeunes garçons et des jeunes filles qui ont une pureté et un amour grands et qui savent ce qu’ils font. Mais ils sont peu nombreux. La culture d’aujourd’hui nous présente ces jeunes, ils sont bons et nous devons nous en approcher et les accompagner, les accompagner, jusqu’au moment de la maturité. Et, à ce moment-là, qu’ils reçoivent le sacrement, mais dans la joie, dans la joie ! Il faut tant de patience, tant de patience. C’est la même patience qu’il faut pour la pastorale des vocations. Ecouter les mêmes choses, écouter : l’apostolat de l’oreille, écouter, accompagner... Il ne faut pas avoir peur, s’il vous plaît, ne pas avoir peur. Je ne sais pas si j’ai répondu, mais je te parle de mon expérience, de ce que j’ai vécu comme curé.

[A la fin, après le chant du Salve Regina]

Merci beaucoup et priez pour moi.

 



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